Véronèse, Quartiers Commerciaux, JoLibrairie


  Dans sa main, les quelques clés à son trousseau vinrent jouer la même mélodie que chaque matin. Ce brouhaha pourtant si chaotique avait presque fini par trouver un charme auprès de Letyh qui, malgré ses quelques mois de loyaux services, ne s'était toujours pas lassé de cette sensation si particulière qui l'envahissait quand elle ouvrait enfin la boutique où elle travaillait. De par un simple mouvement de poignet, elle ouvrait à Véronèse un modeste monde de connaissance et de liberté. Ce n'était pas grand chose, mais il lui suffisait d'imaginer un sourire sur le visage d'un client satisfait pour se mettre à en esquisser un elle-même.

  Enfin rentrée, Letyh s'occupa des préparatifs de pré-ouvertures. Il n'y avait pas tant à faire cela dit, et des mouvements précis et habitués s'en chargèrent en un instant. Une fois ces tâches derrière elle, Letyh s'avança s'approcha de la vitre du magasin, contemplant une dernière fois la rue tandis qu'elle retournait le panneau à l'entrée, indiquant désormais l'ouverture de la librairie. La rue, bien que déjà plutôt éclairée, restait assez vide. Il aurait été bête de s'attendre à autre chose, mais ce n'était pas l'intention de Letyh. En réalité, elle se contentait simplement de contempler le paysage, admirant la capacité qu'avait sa ville à se développer tout en respectant la nature environnante. Elle resta là un instant, probablement plus longtemps qu'elle ne l'avait prévu, et après de longues minutes, se retourna finalement et se mit au boulot.

 Elle vérifia le calendrier électronique du travail, et constata qu'il s'agissait pour une fois d'une journée plutôt calme. Aucune livraison n'était attendue, et les quelques commandes qui avaient été passées par des clients n'arriveraient pas avant quelques jours. Plus surprenant, une collègue s'était dévouée pour ranger les quelques livres de la boîte en bordel de la remise dans l'après-midi. En outre, il était tout à fait possible que le travail du jour de Letyh ne se limite qu'à guider la clientèle assez réduite, la JoLibrairie n'étant pas non plus la boutique la plus peuplée de la rue.

 Letyh s’assit dans sa chaise à roulettes rouge derrière le bureau de l'accueil. Elle sortit son livre du moment - une histoire contant les folles aventures d'un dresseur cherchant à soigner son Pokémon d'une maladie supposément incurable - et en profita pour laisser sortir Lumine, sa Funécire, de sa Pokéball.

 Lumine se posa sur le bureau, et après un rapide regard vers Letyh comme pour vérifier la situation, ferma les yeux et s'arrêta de bouger. Letyh ne savait pas trop pourquoi, mais il était fréquent que sa Funécire décide spontanément de rester statique, parfois même pendant plusieurs heures. Y a pas à dire, t'es pas normale, toi... murmura-t-elle, contemplant son Pokémon. Bien sûr que des Pokémon pouvaient être paresseux, mais c'était la première fois qu'elle entendait parler d'un Pokémon qui était aussi peu actif que Lumine. C'était pour sûr bien différent des souvenirs qu'elle gardait de son Pokémon familial.

 Dépassée, elle se contenta de soupirer, se disant qu'il était de toute façon plus facile de gérer un Pokémon aussi peu actif que Lumine plutôt qu'un Pokémon hyperactif et chaotique comme on entend parfois parler. N'ayant rien de mieux à faire, elle se contenta de surveiller sa Funécire du coin de l’œil tandis qu'elle poursuivit sa lecture, attendant sagement la venue du premier client qui viendrait l'extirper de sa bulle.

L'Eglise sonne onze coups. Je suis épuisée. Je suis sortie devant chez moi dans un soleil qui, en ce début de mois de mai, devient de plus en plus tapant. Mais contrairement à ceux qui n'ont pas encore gouté cette journée et qui prennent le choc thermique de plein fouet, j'y suis déjà habituée. J'ai passé toute la matinée dehors. Une partie de la ferme était en friche, non-entretenue depuis plusieurs mois, et j'étais en charge de réhabiliter cette parcelle. Je vais pas m'en plaindre, cela dit. J'aime ce boulot. J'ai toujours vécu sur cette terre. C'est notre héritage, à nous, les Pheoda. On est des producteurs. On nourrit des gens, et on nourrit des bêtes. Vous auriez du voir la tête qu'a fait Bouillon quand il a comprit que je lui apportait une pomme comme cadeau ! Il arrêtait pas de tourner sur lui-même en remuant la queue.

Bref, où est-ce qu'elle est déjà... ah, c'est ça, "JoLibrairie".

Je pousse la porte. Une femme est au comptoir. J'espère sérieusement qu'ils en ont. C'est une librairie quand même, si il n'y en a pas, je comprend pas.

Bonjour, c'est bien ici la nouvelle librairie ?

  Il était déjà presque midi. Une poignée de clients étaient déjà venue, mais comme Letyh s'y attendait, cette journée était plutôt calme. Peut-être même trop calme en réalité. Il ne fallait pas que cela devienne une habitude, sinon la survie de la boutique serait en péril, et Letyh ne voulait pas y penser. Ce job, c'était réellement une aubaine pour Letyh, c'était une raison de quitter le foyer familial, de vivre sa vie tranquille tout en profitant de sa passion qu'était la lecture, et l'idée que tout puisse s'écrouler sans qu'elle ne sache trop pourquoi la mettait plutôt mal à l'aise. Elle tapota ses doigts de la main gauche sur la table, son autre main tenant son livre alors qu'elle regardait Lumine d'un air vide.

  Plongée dans ses pensées, le bruit d'une porte qui s’ouvre vint la ramener à la réalité. C'était une cliente. Letyh la dévisagea un instant, tentant de mettre un nom sur le visage de celle à qui elle avait à faire, mais les secondes passèrent et rien ne lui vint. Peut-être était-ce simplement une nouvelle cliente ? Ou alors n'était-elle venu que lorsque ses collègues étaient de services ? En tout cas, Letyh ne l'avait jamais vu avant.

  La cliente anonyme leva la voix, demandant s'il s'agissait bien de la nouvelle librairie. À ces mots, Letyh fut déstabilisée. Certes, cette librairie datait de Septembre dernier, mais elle se demandait si le terme "Nouvelle Librairie" était vraiment approprié. Cela allait bientôt faire un an qu'elle s'était établie après tout.

  Nouvelle... Librairie ? - répondit une Letyh légèrement confuse. Après un temps d'arrêt, elle poursuivit, arborant un sourire chaleureux. Eh bien, on peut dire ça. Vous ne m'avez pas l'air du coin, je peux vous renseigner ?

Moi ? Pas du coin ? Ah ! La bonne blague ! 20 ans que je fais pousser les patates ici, moi. Est-ce que je lui fais la remarque ?... Non, ça pourrait être mal pris. Hmm... je pourrais peut-être lui poser des questions sur la librairie, pour commencer. Ca fera mieux que de directement lui demander ce que je veux.

Si si, c'est juste que c'est la première fois que je viens ici. Vous avez ouvert depuis combien de temps ? J'ai cru comprendre que c'était plutôt récent.

...Après, est-ce que je dois vraiment lui poser une question dont je me moque de la réponse ? Peut-être pas. Je devrais plutôt aller directement au sujet.

...Oh, et est-ce que vous vendez des polars ?

...Non. Ca le fait pas. Les deux questions n'ont rien avoir l'une avec l'autre. Bordel, faut vraiment que je révise les interactions sociales.

  La cliente tentait de réfuter son titre d'étrangère qui lui avait été attribué par une Letyh imprudente avec ses mots, soulignant qu'elle n'était simplement jamais venu dans cette librairie avant. Malheureusement pour elle, cette explication ne rendit Letyh que plus sceptique, et la question qui suivit n'allait pas atténuer son doute grandissant. N'avait-elle jamais vu la boutique durant les 8 mois qui avaient précédé ?

  Pour Letyh, c'était la preuve qu'il lui fallait pour dire que cette cliente n'était pas de la région. Toutefois, ne voulant pas la brusquer, elle décida de jouer le jeu. Elle était payée pour vendre des livres, pas pour jouer les apprentie détective.

  Euh... On a ouvert en Septembre dernier, mais ça ne fait que depuis Janvier que je travaille ici. Avant je n'habitais même pas le district en fait. C'est sûrement pour ça que je ne vous ai encore jamais vu.

  En réalité, on s'approchait plus du mois de Février que de Janvier, mais ce n'était qu'un détail. Des polars... ? Letyh cru mal entendre. Est-ce qu'elle venait réellement de demander si une librairie vendait des polars ? La question fut d'une telle surprise pour Letyh qu'elle ne pu s'empêcher de contenir sa surprise. Elle se ressaisie assez vite et, comme pour éviter de générer de l'inconfort à sa cliente, reprit la parole rapidement.

  O-Oui, bien sûr que l'on vend des polars. Vous êtes dans une librairie je vous signale. - répondit-elle d'un rire gêné qu'elle aurait préféré camoufler.

  Je pourrais vous proposer les meilleurs polar qu'on a en stock, mais vous aviez peut-être autre chose en tête ? Il faut dire que c'est un genre somme toute assez vaste. Certains préfèrent le côté énigme, là où d'autres préfèrent un côté plus thriller.

  Letyh regarda à nouveau sa cliente avec attention. Plus le temps passait, plus elle se demandait d'où venait cette femme. Ce n'était pas banal d'arriver dans une librairie inconnue et de demander si l'on vendait des livres. Était-elle si peu familière que ça avec ce type de magasin ou était-elle juste angoissée à l'idée de lui parler ? Peu importe la réponse, elle avait entamé une conversation, et Letyh était curieuse de la poursuivre.

  Et du coup, vous habitez où ? Désolé si ça semble indiscret, mais je ne me souviens vraiment pas vous avoir vu avant dans le coin, et ça titille ma curiosité.

Comment ça où j'habite ? Depuis quand les inconnus ont le droit de demander ça ?... Bon, après, c'est une libraire. C'est pas dangereux les libraires, en général. ...Je crois ?

Je travaille à la ferme de mes parents, la ferme Pheoda. Je sais pas si vous connaissez ?

"Oui biensûr on vend des polars", je suis si déconnectée de la vraie vie que ça ? Désolé madame, j'ai jamais mis les pieds dans une librairie moi. Sortez moi toutes les espèces de patates de la région, et on reparlera.

Bref, j'ai pas d'idée particulière. Je vais commencer par les basiques. Quelque chose qui entraîne bien l'esprit.

  La ferme Pheoda... Oui, Letyh avait déjà vu ce nom sur une carte auparavant alors qu'elle cherchait son chemin lors d'une de ses nombreuses livraisons, mais elle ne s'y était jamais rendue.

  Ah, ça doit être pour ça alors. Je ne connais que de nom, c'est tout.

  Letyh sortit de derrière son bureau, n'attendant même pas que son interlocutrice poursuive la conversation pour se diriger vers la bibliothèque à l'avant du magasin où étaient entreposés la majorité des polars, ou du moins ceux qui étaient rangés.

  En entendant la cliente affirmer qu'elle n'avait jamais mis les pieds dans une librairie avant, Letyh qui arborait jusque là un air jovial prit une expression plus sérieuse, presque agacée. La technologie, hein ? - répondit-elle, laissant transparaître une once d'amertume.

  Letyh avait toujours été très déçue que la technologie ai eut une telle influence sur la lecture. Pour elle, les livres n'étaient pas qu'un simple nid de connaissance ou échappatoire, mais surtout un moyen de s'émerveiller, d'échanger, de se rencontrer. Hélas, avec l'avènement de la technologie, de moins en moins de gens se rendaient en boutique, préférant commander quand ils ne se fournissaient pas eux-même avec des versions digitales.

  Quelle dommage... J'aurais au moins cru que nos petits producteurs auraient été à l'abri du drame de notre ère. Enfin, vous êtes là, donc j'imagine que vous faîtes partie de la résistance ? - s'amusa la libraire, esquissant à nouveau le sourire qu'elle avait abandonné un instant plus tôt.

  J'apprécie les gens comme vous, madame... Pheoda du coup ?

  Les basiques, donc ? - marmonna Letyh se reconcentrant sur son travail. Ses yeux se posèrent sur des tas de bouquins, hésitant longuement sur la meilleure décision. "Des polars qui fassent travailler l'esprit... ?" - pensa-t-elle. Son choix se porta en premier lieu sur Les Enquêtes d'Elm, mais la libraire finit par sortir un livre tout autre, plus accessible, et le tendit à sa cliente.

  Je crois que la Collection Juniper serait ce qui vous conviendrait le mieux. Ce n'est pas compliqué à lire, mais l'histoire est très bien construite et les enquêtes sont réputées pour être assez difficile.

Pheoda, en effet. Mariana de son prénom.

Je sens les traits de mon visage se détendre. Je peux me relâcher un peu. Finalement, elle a l'air plutôt sympa, pas de pression.
Alors qu'elle commence à faire un réquisitoire à l'encontre de la technologie, mon regard se porte sur la bougie posée sur le comptoir.
Un... funécire ? Il n'y en a pas chez nous. Il doit venir d'un autre district.
Je m'approche de la bête, mais je sens comme une force néfaste s'émaner d'elle. Alors... ouais, on va partir. Je vais aller rejoindre la libraire.

Et bien, figurez-vous que ce n'est pas la technologie qui m'a fait abandonner la lecture. En fait, je n'ai jamais aimé lire. Vous savez, le peu de technologie qu'on a à la ferme est dédié quasi exclusivement au travail. Pas de gadgets en dehors de ce qui est nécessaire. On a l'Encyclopédie qui trône dans le salon, cela dit.

  Lumine. Elle s'appelle Lumine. C'est ma Funécire. - Letyh expliqua, ayant remarqué l'intérêt de sa cliente à l'égard de son Pokémon.

  La Funécire n'avait toujours pas bougé depuis le début de la conversation, les pupilles toujours aussi fermées que quelques heures auparavant. La libraire tenta de l'appeler, se disant que son Pokémon pourrait saluer la cliente, mais rien. Letyh ne pouvait que soupirer, désespérée. Quand sa Funécire était en transe, ça ne servait à rien de lui parler, elle ne répondait pas.

  Pour une raison que j'ignore, Lumine a beaucoup de moments d'absences. Ça a ses avantages, c'est sûr, mais ça m'inquiète un peu... Vous avez déjà entendu parler d'un truc comme ça, vous ?

"Je n'ai jamais aimé lire". Pour la deuxième fois en quelques minutes de discussion, Letyh cru mal entendre. Confuse, elle déposa le livre qu'elle tenait entre ses mains et fixa silencieusement sa cliente pendant de longues secondes, affichant clairement son incompréhension sur son visage. La personne qui se tenait devant elle était soudain devenue une énigme qui, à cet instant, lui semblait rivaliser avec la difficulté des enquêtes du livre dont elle venait de faire les louanges.

  Je ne comprends pas... Pourquoi venir dans une librairie si vous n'aimez pas lire ? Et comment ça vous avez "abandonné la lecture"... ? Vous lisiez sans aimer la lecture ?

  Ces questions étaient peut-être indiscrètes et n'avaient en réalité rien à voir avec son travail, mais la curiosité de Letyh était trop grande, et la libraire se refusait de rester dans sa confusion plus longtemps. Ces questions restaient légitimes après tout, et puis... Il n'y avait personne d'autre dans le magasin. Ce n'était donc pas comme si Letyh avait quoi que ce soit de mieux à faire.

Les funécires sont connus pour absorber l'énergie vitale de leurs dresseurs. J'imagine qu'il est trop concentré sur sa tâche actuellement.

...Quoi ? Faut bien blaguer non ? Comment ça c'était déplacé ?

...Oh. Je crois que ma réponse de tout à l'heure a quelque peu destabilisé la dame. C'est pas de ma faute hein, A la base j'aimais bien lire. Quand j'étais petite, je dévorais les livres pour enfants. Je peux vous sortir tout les contes des Frères Grimm. Mais quand au lycée on a eu des lectures obligatoires, ça m'a déplu. La lecture, c'est pas un truc qu'on est sensé imposé à l'autre je pense. Depuis, ça m'a un peu dégoûté, mais j'essaye de m'y remettre là.

Si je lui dis que c'est pour m'entraîner avant de mener une réelle enquête moi-même, elle va me regarder bizarrement. Tu me diras, peut-être qu'elle pourrait résoudre tout ça ? Elle a l'air d'avoir les méninges pour.

  J'y ai pensé, en effet, mais j'y crois moyen. Elle fait ça même quand je ne suis pas là, vous savez. - répondit une Letyh qui s'était attendue à une réponse dans ce style.

   En réalité, ce n'était pas comme si Lumine ne faisait rien non plus. Elle était certes hypo-active, mais elle mangeait et dormait comme un peu n'importe quel Pokémon. C'était juste ses moments d'absences qui inquiétaient Letyh.

   Exactement ! Pourquoi imposer à la jeunesse de lire des livres qui ne les intéresseront pas la plupart du temps ? Je crois qu'ils ne se rendent pas compte d'à quel point ça dégoûte juste la jeunesse de la lecture. C'est contre-productif, bordel !

   La libraire conclut, exaspérée. Elle venait d'hausser la voix. Ce n'était pas dans ses habitudes, et surtout pas en la présence de client, mais cette discussion lui avait fait remonter des vieux souvenirs qu'il lui était difficile à gérer. Des souvenirs d'Agapé, de sa famille, mais surtout de son frère. Elle prit un temps pour se calmer, préférant éviter de générer davantage d'inconfort à sa cliente.

   Je vous prie de m'excuser, madame Pheoda. Ces derniers jours ont été plutôt compliqué. Si vous voulez mon avis, je trouve ça formidable que vous ayez décidé de vous remettre à lire en réalité. Ça prouve que vous n'êtes pas du genre à abandonner.

   C'était bas, mais Letyh préférait détourner l'attention de sa cliente avec de la flatterie plutôt que de laisser son moment de faiblesse planer sur le reste de l’interaction. Elle n'avait pas envie de repenser à ça, pas maintenant. Ni même plus tard en fait. Letyh reprit le livre qu'elle avait déposer un moment plus tôt, et le tendit une nouvelle fois à son interlocutrice.

  D'ailleurs, qu'est-ce qui vous a poussé à vous remettre à la lecture après tout ce temps ?

Je prends le livre. Ca me surprend qu'elle balance un "bordel !". Je pensais plutôt qu'elle était du genre mouton docile. Je ne peux m'empêcher de laisser un petit rire. Voilà, là j'aime ton style meuf !

..."meuf". Depuis combien de temps j'ai pas utilisé ce mot moi ? Heureusement que je l'ai pas dis à voix haute, ça fait pas sérieux.

Oh, vous inquiétez pas, c'est normal de pousser un coup de gueule de temps en temps. Bref, premièrement, je pars bientôt à Bedwyr... pour un rendez vous. Ca me fera passer le temps pendant le trajet. Deuxièmement, j'aurais bien besoin d'aiguiser mes méninges. C'est pour ça que je pars sur du policier.

J'allais quand même pas lui dire que j'allais à Bedwyr pour gueuler sur la police.

  La cliente semblait être amusée par la réaction de Letyh, ce qui la rassura légèrement. Son haussement de voix n'avait pas été mal pris en fin de compte. Le livre à présent dans les mains de son interlocutrice, Letyh quitta la bibliothèque murale, se tenant désormais en face du comptoir où elle lisait encore il y a peu, faisant face à l'agricultrice.

   Letyh avait hésité à poser une question sur la nature du rendez-vous mentionné par sa cliente, mais elle préférait éviter de se mêler de ce qui ne la regardait pas. C'était une chose que de poser des questions concernant la lecture, mais c'en était une toute autre que de s'immiscer dans la vie privée d'une inconnue dans le seul but d'assouvir sa curiosité.

   Bedwyr, hein ? - se contenta-t-elle simplement de relever, pensive.

  Ce nom l'avait fait tiquer. Depuis la mort de son frère, sa relation avec Bedwyr était devenue compliquée. Letyh n'avait jamais vraiment apprécié le district central en premier lieu, mais maintenant il lui rappelait des mauvais souvenirs, et c'était devenu un sujet un peu tabou. Elle continuait certes de s'y rendre pour le travail, mais elle minimisait ses déplacements là-bas autant que possible, léguant autant que possible les livraisons s'y rendant à ses collègues.

   Ouais, c'est pas loin en plus, vous devriez être bon pour le trajet avec ce bouquin. Je vous laisse y jeter un œil de votre côté. D'ailleurs, si ça vous intéresse, il y a d'autres livres policiers dans les rangées du bas. - dit la libraire en indiquant la bibliothèque d'où elle avait sorti la Collection Juniper.

   Si vous avez encore besoin d'aide, faîtes moi signe, je serai au comptoir.

Je balaye l'étagère du regard. Ouais, Policier, Policier, et encore Policier. Je vais rester sur un seul pour l'instant. C'est déjà un effort monstrueux pour moi... Non. Mariana, c'est pas avec cette mentalité que tu vas progresser. Rajoutes-en un plus simple à lire. Un truc marrant. Un truc intéressant, mais qui ne fait pas trop griller les neurones.

Je lève mon regard jusqu'à tomber sur la rangée dédiée aux ouvrages mythologiques.

"La Création, Stéphanie Bernkastel"

...Je vous prendrai celui-ci également.

  Réinstallée dans sa chaise rouge, Letyh observa brièvement sa cliente, et reprit son propre livre dans ses mains quand elle la vit jeter un œil aux rangées de livres policiers. Elle croisa ses jambes, s'adossa légèrement à sa chaise et reprit sa lecture. Quelques minutes plus tard, la cliente était revenue, et deux livres s'empilèrent désormais sur le comptoir. La libraire prit celui du dessus et l'inspecta en écoutant les dires de la rouquine.

  Stéphanie Bernkastel ? - dit-elle aussi intriguée qu'amusée. Quand vous parliez de vouloir vous entraîner l'esprit, j'avoue que je ne m'attendais pas à ce que vous alliez chercher un livre sur la création du monde. Vous auriez dû me demander. - conclut-elle grand sourire, encaissant sa cliente. Letyh se leva, sortit un petit sac en papier de sous le comptoir, y rangea les livres, et le tendit à la rouquine. Et voici. En espérant qu'ils vous plairont. Passez une bonne journée.

   Elle salua sa cliente, et se rassit. Sa Funécire la regardait désormais, elle avait du sortir de sa trance pendant que Letyh s'occupait de sa cliente. Peut-être avait-elle juste faim ? Il était bientôt midi, ça ne serait pas illogique. Letyh s'amusa et lui caressa gentillement le ventre avec son index, ce qui semblait plaire à la bougie. Un peu de patience. C'est bientôt ma pause, on va pouvoir aller manger après. - lui murmura-t-elle.

18h. Ca fait combien de temps que je ne suis pas allée dans une gare ? Les bruits des rails, de la masse de passagers qui s'agite, l'odeur caractéristique de cigarette à peine cachée. Les enfants qui pleurent, énervés par la foule.  Et cette voix que je viens d'entendre, "Le train numéro 130813 arrive en gare, voie B". Elle est d'une monotonie... je m'en rappelle encore.

Je monte dans le train, m'assied et me saisis du livre de Bernkastel.

...Me revoilà, monde des bouquins.



LA FERME DES ANIMAUX - FIN