Un silence paisible règne dans les allées de la bibliothèque ; étudiants studieux ou profitant d’un peu de répit pour rattraper leur nuit de sommeil, retraités installés confortablement dans les grands fauteuils, journal à la main et lunettes au nez, flâneurs à la recherche de leur prochaine lecture – à la capitale, rares sont les endroits qui peuvent se vanter d’être aussi reposant que les bibliothèques de quartier.

Comme n’importe quelle autre personne, Sen apprécie ces quelques instants de calme au milieu de la cacophonie constante d’Uthyrgham, mais c’est pour une tout autre raison qu’il s’est rendu à l’opposé de la ville aujourd’hui. La blouse blanche troquée pour son long manteau préféré, il parcourt seul le rayon dédié aux pokémons, une revue scientifique de médecine et un traité de psychologie sous le bras – difficile de se déconnecter complètement du travail. Cette bibliothèque est la plus fournie sur le sujet de toute la capitale, bien que l’on puisse trouver plus de livres dans des districts où les pokémons sont encore acceptés ; celle-ci possède au moins l’avantage de proposer des ouvrages récents, écrits par des chercheurs dont le sérieux n’est plus à prouver. De toute façon, avec un emploi du temps comme le sien, Sen ne peut pas prendre de congés pour traîner dans un autre district. Pas encore.

Ses yeux survolent rapidement la tranche des livres rangés par ordre alphabétique. B… C… Ah – Décrypter le Comportement des Pokémons, juste là. Sen pose les deux livres qu’il compte déjà emprunter sur l’étagère juste à sa droite, et se hisse légèrement sur la pointe des pieds pour attraper celui qui l’intéresse, rangé un peu trop haut à son goût. L’ouvrage fait plusieurs centaines de pages et la couverture est quasi-neuve, signe qu’il n’a pas dû être souvent consulté ; rien de très surprenant dans une ville comme celle-ci.

Le simple fait d’être aperçu dans le rayon dédié aux pokémons rend Sen plus nerveux qu’il ne veut l’admettre, bien qu’il soit assez peu probable qu’il croise un de ses patients ici, et que ledit patient raconte à d’autres que le docteur Rutak a un intérêt pour les pokémons qui va au-delà du travail, et que la rumeur remonte aux oreilles de ses supérieurs ou de l’organisation, et que – après tout, il possède bel et bien son propre pokémon, il est de sa responsabilité d’anticiper les changements de comportement de la créature afin qu’elle ne blesse pas autrui. Rien de mal à se renseigner sur le sujet, non ? Sen sait qu’il serait plus sage d’emprunter le livre et de rentrer tranquillement chez lui. Il veut juste s’assurer que ce livre en vaut la peine ; il commence donc à le feuilleter sur place.

Les minutes s’écoulent, et il ne montre aucun signe qu’il va s’arrêter de lire.

Bien à l’abri dans une des poches du manteau, le korillon du docteur s’agite tout à coup dans sa pokéball. Les vibrations sortent Sen de sa concentration, et il pose par réflexe une de ses mains sur la poche où se trouve la petite créature. C’est à ce moment qu’il remarque du coin de l’œil une silhouette dans le même rayon. Quelqu’un l’observe ; depuis combien de temps ? Est-ce que cette personne le connait ? Ce rayon est pourtant un des moins fréquentés de l’étage. Il aurait dû prendre le livre et tout de suite partir avec.

Sans rien laisser paraître de ses pensées, Sen se tourne vers la jeune femme, un sourire discret au coin des lèvres. « Euh… Je peux faire quelque chose pour vous ? »

De toutes les bibliothèques d’Ahovu, de tous les autres jours qu’il aurait pu choisir, de tous les livres jamais écrits sur les pokémons, le hasard avait lancé ses dés et obtenu la combinaison gagnante. Si Sen était superstitieux, il y aurait vu une mise en garde du destin ou le signe d’un retour de karma imminent.

Mais il a les pieds bien trop ancrés sur terre pour tout ça.

Sen referme silencieusement le livre pour réexaminer sa couverture, comme s’il n’avait pas passé les dix dernières minutes à en feuilleter le contenu. Les yeux ronds comme des soucoupes, un petit oh à peine plus fort qu’un murmure vient confirmer que oui, c’est bien Décrypter le Comportement des Pokémons qu’il tient dans ses mains.

« Haha, drôle de coïncidence, en effet. » Passé la surprise initiale, le médecin retrouve son sourire caractéristique, mais il ne manque pas de jeter un œil par-dessus l’épaule de la jeune femme bien plus grande que lui. Le rayon est toujours aussi vide. « C’est vrai que les amateurs de pokémons ne courent pas les rues à Uthyrgham. »

Quant à l’inconnue, difficile pour le moment de deviner ce qu’elle en pense, des pokémons.

« Il faut dire qu’avec tout ce qui se passe maintenant, mieux vaut savoir à quoi s’attendre. » Il tapote doucement la couverture du livre, comme pour la mettre en évidence aux yeux de son interlocutrice, et adopte un ton plus léger lorsqu’il reprend la parole. « Heureusement que ce genre de livre existe. Comme on dit, prévenir, c’est guérir ! »

Dans sa poche, le pokémon du docteur n’a pas rebougé depuis son mouvement soudain quelques minutes auparavant. A croire que la petite korillon avait voulu avertir son dresseur de la présence d’un inconnu à ses côtés ; Sen n’est pas totalement convaincu par l’idée, mais comprendre et anticiper les réactions de la créature qui l’assiste dans son travail est justement l’objectif de sa visite à la bibliothèque aujourd’hui. Dans l’immédiat, il se satisfait de lui avoir appris à rester aussi discrète – s’il est facile de cacher une pokéball qui s’agite lorsque personne ne l’observe, en mettant sa main dans sa poche par exemple, la tâche se complique avec un interlocuteur directement à ses côtés.

Encore plus après avoir tenu de telles paroles.

Pourquoi avait-il pris son pokémon avec lui, d’ailleurs ? Il était en congé. Il n’avait aucune raison de se balader avec.

Avant de reprendre, Sen envisage ce que la jeune femme pourra bien lui répondre et comment il s’y adaptera. La bouche en o, les sourcils levés, il repose une main à plat sur la couverture du livre. « Ah, mais… Vous vouliez peut-être l’emprunter, du coup ? »

C’est avec un pincement au cœur et une légère grimace que Sen se remémore le fameux incident évoqué par la jeune femme. Trois champions – trois vies humaines fauchées d’un coup, sans que personne n’ait rien pu faire. Le médecin, encore interne à l’époque, n’avait jamais su quel parti prendre dans l’histoire ; entre la colère envers la bête sauvage et les doutes alimentés par les rumeurs qui couraient dans les couloirs de l’hôpital, c’était à n’y rien comprendre. Et il avait fallu passer des heures au téléphone avec une de ses sœurs, inconsolable suite au décès du champion qu’elle admirait tant. Sen n’avait pas eu le cœur de lui raconter ce que ses collègues laissaient entendre derrière les portes closes.

Quelque chose fait tilt dans sa tête. 'Votre district.' Ceci explique cela – des personnes avec un avis modéré sur la question épineuse des pokémons, il n’en a pas croisées à Uthyrgham depuis quelques temps. Et encore moins qui jugent la police suffisamment efficace pour les protéger. Sen ravale sa fierté kalaharienne et retourne à l’inconnue ses paroles rassurantes dans un sourire. « Oui… Vous devez avoir raison. On n’est pas plus en sécurité qu’ici, après tout. »

Ses doigts se crispent sur la couverture du livre. Il s’attendait presque à ce qu’elle prétende ne pas vouloir l’emprunter. Sen reprend l’ouvrage sous le bras et se frotte la nuque de l’autre main, gêné. « C’est un peu embêtant… J’étais justement venu pour l’emprunter, moi aussi. » Il se garde bien de mentionner qu’il habite sûrement plus près de la bibliothèque que la jeune femme. Peut-être finira-t-elle par y renoncer. Sen tend une de ses mains dans un haussement d’épaules. « Si vous me laissez le temps de le consulter sur place, je pourrai vous le passer tout à l’heu--- »

Drilin-lin-ling !

Un cri familier résonne entre les deux étagères qui bordent le rayon, comme le tintement d’une musique hivernale ou la porte d’entrée d’une échoppe qu’on vient tout juste d’ouvrir. Le médecin sent la poche de son manteau s’agiter anormalement. Son sang ne fait qu’un tour. Par réflexe, il plonge sa main dans la poche en question et agrippe fermement la pokéball qui s’y trouve, manquant de peu de faire tomber le fameux livre. Sen peut sentir la couleur quitter son visage tandis qu’il garde les yeux fixés sur l’inconnue, incapable dans sa surprise de poser son regard ailleurs.

Comme par automatisme, un visage sévère réhaussé d’un chignon gris apparait au bout du rayon ; la bibliothécaire de l’étage affiche un air de Démolosse prêt à égorger la prochaine personne qui ne respectera pas la règle d’or de ces lieux. Sen ne peut compter que sur son beau sourire et ses excuses murmurées pour espérer s’en sortir.

« Je… Pardon, j’ai oublié de l’éteindre. » Le mensonge est si peu crédible qu’il en devient presque ridicule : le cri du Korillon n’avait rien en commun avec une sonnerie de portable. Et pourtant – la bibliothécaire hausse un sourcil pendant quelques secondes et disparaît aussi vite qu’elle est arrivée.

Le destin ne lui en veut peut-être pas tant que ça aujourd’hui, au final.

Un soupir s’échappe silencieusement du médecin lorsque la bibliothécaire repart. La main toujours plongée dans sa poche, il serre gentiment les doigts autour de la pokéball une deuxième fois, espérant que le message passe. La Korillon s’est calmée, visiblement satisfaite d’avoir évacué son surplus d’énergie.

Puis en une fraction de seconde, la jeune femme aux cheveux roses s’est rapprochée, monopolisant tout son champ de vision, la curiosité aux bout des lèvres – Sen s’abstient de reculer, de peur de paraître impoli, mais ses yeux traduisent clairement sa surprise. Elle pense qu’il cache un pokémon dans sa poche. Evidemment. N’importe qui l’aurait compris (excepté la bibliothécaire). Alors qu’il ouvre la bouche pour se créer une issue de secours, quitte à lui céder immédiatement le livre, elle lui précise son origine.

Atara ? C’est vrai que les habitants de ce district sont connus pour leur neutralité et leur discrétion. Mais rien ne l’empêche de mentir et s’en aller tout de suite.  Il vaut mieux ne pas trop attirer l’attention, et encore moins la mauvaise. D’un autre côté, si elle n’est pas de Bedwyr, il y a peu de risques qu’il la recroise ni même qu’elle se souvienne de lui, non ? Et si elle s’intéresse aux pokémons, elle pourrait peut-être même lui fournir des conseils ou des contacts…

Pris dans ses réflexions quelques instants, les sourcils froncés en une grimace indécise, le docteur sent la pokéball vibrer légèrement ; son angoisse est contagieuse, et s’il ne se décide pas vite, son pokémon risque de refaire une scène.

Tout sauf ça.

« C’est… un Korillon, » finit-il par avouer à voix basse, après avoir jeté un œil une dernière fois derrière l’épaule de son interlocutrice. « C’est encore un bébé. Je lui ai appris à être calme, et tout s’est toujours bien passé, mais ces derniers temps… Elle a tendance à faire, eh bien… » Sen hausse les épaules, un peu perdu. « Ça. » Il lance un regard vers le fameux livre toujours sous son bras. « Mais je n’ai encore rien trouvé qui pourrait m’aider. »

Il est bien obligé de ravaler sa fierté, maintenant.

« Vous vous y connaissez, en pokémons ? »