La vie était bizarre. Cruelle, je pourrais dire, mais, ça, c’était une surprise pour personne, en fait. Bizarre dans le sens où il n’était pas commun de retomber sur son premier amour marquant en travaillant, qui, au passage, avait transitionné pour passer de l’autre côté. Non, ça ne me dérangeait pas. Pas dans ce sens-là. Ce qui me dérangeait, c’était de ne rien avoir pressenti à ce sujet. Merde, quoi. C'était important ! J’étais trop nombriliste, à l'époque, alors était-ce une surprise ? Non. Sujet clos pour cette affaire qui m’avait un peu remué le cerveau. La culpabilité, tout ça.

Concernant l’aspect plus cruel de la vie, cette fois, je pense que beaucoup d’Ahoviens sont restés traumatisés des derniers événements des semaines passées. Saloperies de Pokémons tout droit sortis d’un film d’épouvante. Déjà que ceux de base ne me rassuraient pas toujours. Il fallait que ces Paradoxes viennent foutre le bordel. Je flippais pas mal quand je sortais. Ils n’étaient pas proches des villes, à priori, mais je pouvais quand même craindre qu’ils viennent me chercher jusque chez moi. Ma jambe avait été dans un triste état, bien que je puisse toujours marcher. En boitant un peu, encore. Oui. Mais je n’avais plus de béquilles, maintenant. Plus pratique pour bosser. Et surtout pour ce qui allait suivre.

Je rêvais, ou plutôt, cauchemardais, encore beaucoup. Sūrya avait failli crever devant mes yeux. Si sur le moment, je n’avais pas été à ce point traumatisé (bon, si, j’avais chialé comme un bébé), avec l’eau qui s’était écoulée sous les ponts, ça me travaillait, me donnait mal au crâne et des crampes à l’estomac. J’avais besoin de le voir plus souvent encore pour m’assurer qu’il était bien vivant. Il n’était pas dans son assiette non plus, mais je pouvais encore sentir la chaleur de son corps, son cœur battre. Sourire manquant. Mais c’était compréhensif. Vu les pertes…

Heureusement, pour oublier ces choses pas mal déprimantes et culpabilisantes, j’avais quelqu’un. Non, pas un psy, pour une fois. Un quelqu’un… euh… Les mots étaient compliqués. Une relation pas claire mais qui me faisait un bien fou. La chaleur de son sourire, la première fois… je n’avais pas pu l’effacer de ma mémoire. Je ne voulais rien construire de spécial avant ma rémission totale, pourtant... Et pourtant… J’en étais épris. Je ne savais pas quand je serais capable de lui dire haut et fort. J’avais sans doute peur du rejet. Et ce n’était pas le moment. Depuis que son sourire déjà rare s’était entièrement effacé, j’avais de nombreux pincements au cœur. J’avais peur de n’être rien de plus qu’un divertissement pour chasser un quotidien morne jonché de pertes. Sa mère, déjà, y’a quelques années. Puis, tout récemment, là. Un champion, tout jeune. Pas là depuis si longtemps. De ce district. Fallait pas être con pour comprendre qu’il devait en être proche.

La vie, quelle bonne blague.

Mais je chassais ces sombres pensées alors que je marchais sur la plage, regardant l’horizon en prenant de grandes inspirations. Joli district. La hess, pour certains quartiers, comme diraient les plus jeunes. Mais sa plage sans le moindre touriste, pour le moment, m’aidait à respirer et à penser à autre chose.

Oma-Oma. Première fois que j’y mettais les pieds. Le sable pour rouler une valise, c’était la pire idée que j’avais eue jusque-là, mais je prenais mon temps. J’étais en avance. …Ah non, au temps pour moi. En retard. Est-ce que j’étais déjà arrivé en avance dans ma vie, en même temps ? S’il s’inquiétait, il m'enverrait un message.

J’avais hâte de retrouver la chaleur de sa peau. Tant pis, s’il était triste, endeuillé, abattu. Je voulais être là pour lui et donner de ma personne pour apporter une faible lueur dans cet abîme infernal. Je connaissais la douleur. Pas la même que la sienne.

Donner de ma personne… Où est passé Salomon ? Mh ? J’avais du mal à m’habituer à ces changements. J’avais moins de poison dans le corps. Même plus du tout. Je comptais les mois dans ma tête, assez étonné du progrès. C’était… encourageant. J’avais presque failli replonger après le Festival, mais… Ma bonne conscience (oui, elle existe) m’a comme soufflé de garder mon argent pour ce qui compte vraiment.

Ce qui compte vraiment.

J’étais très proche de la maison qu’il m’avait indiqué. En même temps, il n’y en avait qu’une. Je le voyais déjà à la fenêtre, en train de fumer. Lui aussi avait des tares. La clope, une sacrée merde, ça, aussi. Mais j’en étais également accro. Peut-être pas autant que lui, cela dit.

Je lui fis un signe de main au loin, et il pouvait apercevoir un bouquet de fleurs ainsi qu’un sac-cadeau assez classique, transparent, laissant entrevoir une bouteille de vin. J’avais déjà bien l’impression d’être un profiteur, alors autant ne pas venir les mains vides, cette fois.

Les fleurs, c’était… une composition de jonquilles, de lilas et d’amaryllis. Que des teintes claires, jaune pâle ou blanches. Concrètement, le genre de fleurs qu’on offre à quelqu’un à qui on souhaite un bon rétablissement. J’avais hésité à foutre des roses rouges, mais ce serait malvenu. La passion, ce sera quand il ira mieux.

“Salut ! Je t’ai apporté de quoi égayer la salle à manger ! …Et égayer le repas de ce soir, aussi, comme tu peux le voir.”

J’avais mis un peu le prix, mais je ne le regrettais pas. Le vin était bon, normalement. Je ne l’avais pas goûté. Le vin comme ça, en même temps… On ne peut pas en acheter toutes les semaines.

Une fois entré, je déposai mes affaires aussitôt pour venir le prendre dans mes bras sans prévenir. Il en avait besoin. J’en avais besoin. Le sentir proche de moi tant que je le pouvais. Lui faire comprendre que je serais là pour lui, s’il en avait besoin. Je voulais le remercier d’avoir apporté énormément de positif à mon quotidien. De m’avoir protégé d’une mort certaine, à la Centrale.

“Cette semaine, tu me laisses cuisiner, y’a pas à discuter. Privé de tâches ménagères ! Tu te reposes et tu discutes pas mes ordres~”

Ou sinon, je l’enroule de force dans un plaid comme un maki. Avec ma carrure. Oui. Je pouvais rêver, un peu ! Dans tous les cas, si je pouvais faire quelque chose pour qu’il ait moins de poids sur ses épaules…

J’avais l’impression qu’il était complètement figé. Comme s’il était devenu un automate  ne connaissant plus rien des émotions. C’était assez douloureux de le voir comme ça. Il avait beaucoup de mal à sourire. Plus que d’habitude. Il allait falloir que je redouble d’efforts et d’idées pour le sortir de cet état de chrysalide.

Une caresse dans ses cheveux de ma main, alors qu’il avait fini par m’enlacer doucement. Il s’ouvrait un peu. Jusqu’à ce que l’étreinte soit terminée et que la chaleur tiédisse. Le froid était revenu de son côté. Et d’un geste machinal, il avait ramené à ses lèvres sa nicotine planquée dans tout un tas d’autres substances toxiques.

“Je suis pas ton père, et heureusement, sinon ce serait glauque, mais… tu devrais ralentir sur la clope. C’est pas mon genre de donner des conseils, mais… ouais. L’odeur est beaucoup plus marquée que d’habitude. Je dis pas que tu pues, non plus, mais...”

Si je consommais toujours certains produits, je ne pourrais pas lui faire de reproches. L’herbe, c’était plus agressif pour le nez et les poumons que sa drogue légale. Je n’avais pas vraiment de reproches à lui faire, et je me doutais qu’il avait besoin de quelque chose pour supporter ces pertes si nombreuses.

“Enfin… Je comprends. C’est la merde, en ce moment. C'est pour ça que tu devrais prendre soin de toi pour… tu sais. Focaliser ton esprit sur autre chose ?” Je rajoutais sans trop de courage "J'aime pas te voir comme ça."

J’étais un très mauvais conseiller. Je craignais de plus en plus qu’il m’envoie chier, et il aurait largement raison de le faire. De quoi je me mêlais, au juste ? On n’était même pas en couple. J’avais pas à autant m’impliquer dans son hygiène de vie. Mais bon, comprenez-moi. Je n’avais pas envie qu’il devienne un puant, quoi.

“On cuisinera à deux, alors. Mais tout le reste, tu me laisses faire. J’ai envie que tu te détendes et que tu profites de tes vacances. Elles doivent être rares, je me trompe ?”

Pas besoin de me répondre, j’avais déjà largement compris qu’il était un bourreau du travail, d'habitude.

Ce que je voulais faire ? Je haussais les épaules. Non pas que je ne savais pas. Mais j’avais beaucoup trop d’idées qui me venaient en tête. Tant que ça pouvait lui faire du bien, j’étais prêt à le suivre n’importe où, pour faire n’importe quoi.

“On a toute la semaine pour faire des trucs. Je ferais bien la fête, mais je comprendrais que tu ne veuilles pas spécialement y aller. C’est pas trop ton truc, et je respecte.” Je marquais une pause. Il fallait que je lui fasse comprendre que j’allais m'adapter à ses besoins, en étant clair. Parce qu’il avait souvent du mal avec les perches qu’on lui tendait ! Maintenant que je l'avais compris, c'était plus simple, la communication. Enfin le monologue...? “Mais là, pour l’heure, je voudrais que ce soit toi qui choisisses ce qu’on pourrait faire.” Une autre pause, parce qu’il fallait que je lui donne des pistes. Qu’est-ce qu’il aimait faire…? “Déjà, se baigner, marcher sur la plage ou pêcher, c’est à portée de main. Si ça te va ? On fera des choses plus constructives plus tard.”

S’il voulait pêcher… j’allais sans doute dessiner les paysages littoraux. Je n’avais encore pas évoqué cette passion que j’avais. Ça allait être assez gênant. Mais la pêche ne m’attirait pas tellement. C’était juste relaxant de se laisser dériver sur les vagues.

Des excuses… Je n'en avais pas vraiment besoin. Ce n'était pas pour moi, que je voulais qu'il aille bien. Enfin, si, un petit peu, quand même. Mentir serait malvenu. Le voir comme ça me pesait sur le cœur. Je lui fis simplement non de la tête en lui souriant faiblement lorsqu'il s'excusa. "T'inquiète."

Son regard était fuyant. Je n'aimais pas trop ça. Je ne pense pas que ça soit de ma faute, mais j'avais toujours cette inquiétude, cette petite voix qui me disait qu'il n'y avait rien entre nous et que notre relation ne mènerait nulle part. Je lui avais peut-être un peu trop forcé la main, à venir ici. Non, non. Je devais arrêter de m'empoisonner avec ces pensées. Il ne m'aurait pas dit qu'il partait ici, s'il ne voulait pas me voir.

Il avait finalement choisi une destination. Même si je l'avais un peu pris par la main pour ça… pouvions-nous réellement parler de choix ?

"Va pour la plage ! J'ai déjà mis mon maillot de bain sous mes vêtements, je t'attends."

J'avais prévu le coup, puisque je n'étais jamais allé sur les Plages d'Opale. J'étais comme un enfant surexcité à l'idée d'aller à la mer, au fond de moi. L'air marin était apparemment très bon pour les personnes névrosées… selon les thérapeutes d'un ancien temps.

Nous avions marché dans le silence. Je ne savais pas trop quoi lui dire. Ça n'était pas un drame. Je parlais souvent pour rien. Mais c'était comme si j'avais peur d'être trop envahissant, si je l'ouvrais trop. Le silence pouvait être apaisant, parfois. Je ne devais pas m'en inquiéter.

Je regardais l'horizon sans trop de pensées vraiment nécessaires à décrire. Je me demandais pourtant ce qu'il y avait, au-delà des vagues, à part un monde apparemment dévasté. Ouais, j'avais un peu écouté en histoire, mine de rien. Est-ce qu'on allait faire partie de cet abîme, à cause des Paradoxes ? Cette pensée me rendait malade. J'en avais la tête qui tournait. L’estomac noué.

Je finis par reposer mes yeux sur ceux de Sūrya. Des larmes avaient commencé à remplir ses orbes bleus. Puis des excuses, à nouveau. Il n'avait pas à le faire. "Je suis là. Sois pas désolé, je suis là pour ça."

Pour le soutenir émotionnellement ? Pour passer des vacances avec lui malgré le deuil qu'il devait affronter ? Pour juste être avec lui. Malgré la peine. Je ne pouvais pas le laisser seul et livré à lui-même. Parce que… ça commençait à ne plus être camouflable. Mes sentiments pour lui.

L’information avait mis du temps à être pleinement acquise. Il venait de me faire une déclaration. Tout en me faisant part de ses inquiétudes. J’avais replongé mes yeux dans les siens, les joues empourprées et les yeux légèrement humides. J’étais de plus en plus émotif, à mesure que j’avançais dans ma guérison. Comme si toutes les émotions que j’avais anesthésiées ressortaient en explosant, maintenant que mon corps était purifié de ces substances.

Ayant du mal à trouver mes mots dans un premier temps, j’avais commencé par le prendre dans mes bras avec affection. J’étais tactile, et au moins, comme ça, si je me mettais à chialer, il ne le verrais pas trop.

“Je…” Bizarrement, mentir, c’était plus simple que de dire la vérité. A combien de personnes, avais-je tenu ces propos sans le penser sincèrement ? “J’avais peur d’être le seul à… à ressentir ça, ahah.” C’était une manière détournée de lui dire que je l’aimais également. Les mots viendront d’eux-mêmes avec le temps. Le plus important, c’était de réguler les flots incessants de sa tristesse.

“Je sors pas des villes tant que la situation sera pas réglée, je suis trop trouillard pour ça. Dis-toi au moins que ça limite mes chances de mourir bêtement, d’accord ? Je suis en sécurité, maintenant. Je te le promets. Je te laisserai pas tout seul. Jamais.”

Je plongeais à nouveau mes yeux turquoise et ambrés dans le bleu océan profond des siens. Puis je vins l'embrasser avec tendresse. Si des gens passaient dans le coin, bah… je les emmerde. J’en avais rien à foutre de me montrer en public, de mon côté. Je connaissais personne, dans ce district.

J’étais ballotté par un torrent d’émotions qui me faisaient perdre le contrôle. Je commençais à aimer ça, je crois. D’être complètement sans défense pour quelqu’un comme lui. Avant, c’était moi qui rendait les gens fébriles, fragiles . Il fallait bien que la situation s’inverse un jour. La différence était que Sūrya était une bonne personne. Peut-être une trop bonne personne pour moi. J’avais beaucoup de mal à quantifier ma chance, de l’avoir à mes côtés.

Je caressais ses cheveux noirs avec tendresse. Il devait sentir mon coeur battre très fort dans ma poitrine. Chose que je n’avais pas l’habitude d’assumer.

“Euh… J’avoue que j’aurais aimé faire le premier pas dans d’autres circonstances mais… tu m’as pris de court, là~”, ajoutais-je en riant doucement. “J’ai… pas mal repoussé le moment, en même temps. J’avais peur de me faire des idées. Ou juste de pas te convenir. Vu nos différences et… mon passif.”

Il ne connaissait pas tout de moi, mais il avait déjà dû comprendre certaines choses, en plus de mes relations volages passées. Ou pas. Je ne pouvais pas vraiment le savoir, puisque je n’en parlais pas très ouvertement. Puis comme je le pensais plus tôt, il ne comprenait pas toujours les sous-entendus. Je serai amené à lui en parler, un jour, de tout ça. Mais pas tout de suite. Il avait déjà ses propres soucis, et je voulais encore garder des choses pour moi. J’avais trop peur de ternir notre relation. Tout se passait… merveilleusement bien, jusque-là. Si on oublie le climat actuel. Je ne voulais pas tout gâcher comme à chaque fois. Avoir revu... Daphné, ça m'avait motivé à continuer sur ma lancée. Ne plus jamais détruire quelqu'un dans mon malheur.

Si avoir revu Daphné m’avait complètement perturbé, cela m’avait confirmé que j’avançais tout de même. Je savais ce que je voulais vraiment et ce que je ne voulais plus.

Une vie stable, de bonnes relations. C’était si difficile à obtenir et pourtant, j’avais l’impression d’y être peut-être enfin parvenu. J’avais les larmes aux yeux. D’émotions, déjà, pour commencer. Mais également car ce que dégageait le champion aquatique était… tellement puissant. C’était comme un gouffre, un trou noir emportant tout sur son passage. J’avais dû mal à rester parfaitement solide. J’aimerais l’être. Pouvoir endurer sa souffrance serait mieux. Mais j’avais déjà du mal avec mes tracas personnels. Tout ce que je pouvais faire, c’était ne pas fuir. Ma spécialité, pourtant. Sa douleur, je devais l’accepter et la vivre avec lui. Je récolterai peut-être du mieux par la suite. Il m’avait déjà donné tant de bonheur, après tout.

Apprendre cette réciprocité, c’était étrange. J’avais envie que cet amour suffise à le réparer. Et à me réparer entièrement aussi. Compter sur l’amour, et uniquement ça, pour cicatriser, c’était pas le plus sain à faire, je le savais. On ne savait pas ce qu’il pourrait advenir de la suite. Je voulais pourtant y croire. Un certain blondinet m’avait dit un jour que le grand amour ne se passait jamais comme prévu, qu’il mourrait toujours d’un côté ou de l’autre. J’avais envie de l’envoyer chier, cette voix dans ma tête que je me reconstituais .

“Je… Tu peux compter sur moi pour être présent quand t'as besoin.”

J’avais la gorge en feu. La vérité était ardente. Bien plus que les mensonges. C’était bizarre. Inhabituel. Je le pensais vraiment. J’allais rester là pour lui. Aucune trahison. Aucun mensonge.

“C’est vrai… c’est le présent qui compte. J’en suis pas fier… D’avant. Mais peu importe. C’est toi qui comptes, maintenant.”

Ma voix était assez fébrile, faiblarde. Rien à voir avec le surplus de confiance que je laissais habituellement dégueuler de partout. J’allais finir par avoir des problèmes identitaires, à force de ne plus me reconnaître. Peut-être pas à ce point, quand même, bien que tout ce que je dise résonne étrangement en moi, pour le moment.

Ne pas… avoir ma propre vie ? Je ne répondis pas tout de suite. Sūrya se laissa tomber sur la sable, et je le rejoignis, fixant l’horizon par moment, et plongeant mon regard humide dans l’océan bleuté des yeux du policier.

Je continuais à le laisser parler. Je manquais d’éléments… et j’étais très loquace. Je voulais lui laisser de l’espace avant de l’ouvrir. Au risque que sa coquille se referme à nouveau pour plusieurs heures, ou plusieurs jours. Je posai ma main sur la sienne. un simple contact. Pas très intrusif, mais plein d’affection.

Tout ce qu’il me racontait me troublait. Je ne connaissais pas ce ressenti. Enfin, pas comme ça. J’avais eu des troubles de la personnalité à cause de mon alcoolisme et des certaines substances illégales ou médicamenteuses. L’angoisse jouait aussi là-dessus. Je devais réapprendre à me connaître, aussi. Mais quelque chose me disait que le cas de Sūrya n’avait rien à voir avec le mien. Je ne pouvais pas complètement le comprendre.

“Pas vraiment. J’ai eu des pertes de contrôle, mais… ce n’était que le résultat de mauvais choix.” Je marquais une pause, essayant de recentrer le débat autour de lui, plutôt qu’autour de mon nombril. “Je suis pas sûr de comprendre, et je ne voudrais pas mal interpréter ce que tu dis… Tu as l’impression que tu t’es laissé entraîné toute ta vie et que ça te convient pas ? Qu’on a tout décidé à ta place sans que tu aies eu de choix ?”

Il ne savait pas non plus qui il était. Généralement, personne ne disait ça. J’avais rencontré des gens qui ne savaient pas qui ils étaient, à cause de troubles psychiques pas très rigolos. Se pourrait-il qu’il soit dans un cas similaire ? J’avais du mal à réfléchir. Je voulais lui donner une réponse satisfaisante, mais c’était compliqué. Comme si mes synapses étaient brouillées et refusaient de fonctionner efficacement.

“T’es beaucoup de choses. Selon la situation, tes émotions… L'identité, ça se construit avec le temps, donc ça change. Je crois qu’on est tous perdu à un moment dans notre vie. Je suis pas un bon philosophe, j'ai juste lu et entendu ça quelque part.”

Je serrais sa main et approchais mon visage du sien, sur le point de l’embrasser. Mais avant…

“Je suis tombé amoureux de quelqu’un. Avec une identité. La première fois que je t’ai vu, quand je me suis fait arrêter pour… état d’ivresse, t’étais chiant comme la pluie, ferme. Un flic qui doit faire son travail, quoi. T'es aussi un champion charismatique qui a beaucoup de fangirls, ahahah. Sinon, t’es un peu effacé et introverti, dans le public, quand tu travailles pas, et que t’es forcé à sortir dans des endroits festifs. Et la facette que j’ai découvert dans le privé y’a quelques mois… c’était indescriptible. Tes vraies émotions ressortent. T’étais d’une douceur apaisante… puis t’as un joli sourire et…”

J’étais écarlate, triturant le sable de ma main libre, ne trouvant plus trop mes mots, en fait.

“Alors, ouais, je veux être avec toi. Mais ne vis pas à travers moi, mauvais plan. Tu vas devenir fou. Ni à travers personne d’autres. C’est normal de pas te trouver d'identité si… tu vis à travers quelqu’un. Faut que tu penses à toi. Je te connais pas encore entièrement, mais c’est le cas dans l’autre sens aussi. On apprendra à se connaître avec le temps. Si t'es d'accord.”

J'embrassais finalement ses lèvres quelques instants avant de m’allonger sur le sable pour respirer un peu et me remettre de mes émotions. On pouvait continuer à discuter un peu, ça ne me dérangeait pas vraiment. La baignade pouvait attendre. J’avais envie de l’entraîner partout dans mes envies festives pour lui vider la tête. Sauf qu’on fonctionnait pas tous pareil, et parfois, se reposer tranquillement était suffisant. Comme ce qu’on faisait… Maintenant.

Pour l’humour, on dirait que c’est encore un sacré raté. Qu’à cela ne tienne, j’avais bon espoir qu’il s’y fasse et qu’il finisse par rire, que ce soit sincèrement, ou de dépit. Dans tous les cas, j’avais maintenant plutôt bien cerné les sujets qui l’aidaient à devenir plus verbal ! Les Pokémon, évidemment. Je n’étais pas un grand fan de ces derniers, à la base, mais depuis que je le fréquentais, je me rendais compte qu’ils commençaient à pulluler et à devenir très nombreux chez moi. Cela faisait de l’animation, au moins. Même si l’Organisation allait sans doute finir par trouver ça sacrément louche.

“Je ne compte pas m’en servir pour commettre des méfaits ! Flemme.” Dire que j’avais la flemme résonnait comme tellement vrai. Apprendre toutes les affinités de type et les capacités, quel calvaire, à mon âge ! “Même si je devrais les entraîner pour qu’ils se défoulent. D’ailleurs, si ça se tient toujours, on pourrait profiter des vacances pour ça~”

Si je pouvais aussi apprendre tout le panel de capacités que possédaient mes Pokémons par la même occasion, j’en ressortirais moins con. Je me sentais toujours un peu stupide quand je voyais des gamins mieux calés que moi sur le sujet. Des gosses qui faisaient des combats de rue illégaux avec leurs Miaouss et Rattatas, c’était assez drôle à voir.

Il était assez facile de perdre Sūrya dans ses propres pensées. Dès que je commençais à être un peu moins bruyant, le revoilà parti, évadé dans son petit monde. C’était peut-être la première personne que je fréquentais aussi intimement qui avait ces moments d’absences. C’était peut-être normal, vu tout ce qu’il m’a raconté plus tôt. Mais je ne voulais plus y penser.

Ne m’étant jamais baigné dans la mer, je m'avançais lentement dans l’eau. Puis dès que l’eau arriva à mes mollets, je me dis que je pouvais complètement m’immerger, tant qu’à faire.

Plouf.

Puis je lâchais un juron caractéristique des bas quartiers, donc rien de très classe indiquant que j’étais un gosse de riche, à la base. “C’est super froid, l’eau de mer ! Et… salé, mais ça, je m’en doutais un peu.” J’avais bu la tasse, un peu, sous l’ébahissement de la différence de température de l'eau avec celle de l'air.

Ah, oui, et pour répondre à sa question… J’y avais plus ou moins répondu en ayant des réactions de demeuré, ou d’enfant, au choix.

“Ouais. Lapis-Cité, c’est loin de l’océan qui borde Kalahari. Je crois qu’il est mouvementé et dangereux, donc pas l’idéal pour faire trempette, en plus.”

Quelques instants plus tard, je replongeai pour attraper ses jambes et essayer de le faire tomber à l’eau, le genre de gamineries que je n’avais pas faites depuis… des lustres, en fait. Je n’allais pas vraiment à la piscine, les dernières fois remontant à l’école primaire ou un peu après. Bref, un petit peu d’immaturité n’allait pas faire de mal, pourvu que ça exorcise un peu toutes ces pensées sombres et assaillantes qui nous prenaient régulièrement en tenaille.

Le Soleil commençait à se faire bien bas, assez pour que je décide de sortir de l’eau et de me recouvrir d’une serviette. J’étais bien claqué de cette journée riche en émotions. Toutes sortes d’émotions. Bonnes comme mauvaises. Mais le bon l’emportait bien plus, j’en avais l’impression.

Je l’avais aidé à préparer le repas et à faire la vaisselle, pour une fois. Je le lui avais promis, après tout. Et sans trop tarder ni veiller très tard, nous nous étions endormis. Je n’avais probablement pas passé une nuit aussi réparatrice depuis un moment. C’était peut-être les effets bénéfiques de l’air marin. Ou de l’amour. J’oubliais cette dernière pensée, pensant avoir tout de même passé l’âge de l’adolescence.

Le lendemain… C’était mon anniversaire. Mais ça, je n'en parlais pas. Je m’en foutais pas mal. Je pouvais m’offrir des cadeaux à moi-même à n’importe quelle période de l’année - quand j’en avais les moyens. Alors je n’en avais naturellement pas parlé à Sūrya. Sūrya qui s’était encore une fois réveillé avant moi, et que j’avais rejoint, lui lançant un regard plein de reproches, dans le cas où il tiendrait ne serait-ce qu’un balai ou ustensile ménager dans les mains.

"Je vais finir par t'attacher.", plaisantais-je. Ou pas.

Il n’avait absolument pas réagi à ma remarque. Je n’avais de toute façon pas prévu de l’attacher pour de vrai, je n’étais pas vraiment fan de ces... goûts très particuliers. Je vins embrasser ses lèvres en guise de salutation, assez habitué à être tactile très tôt, dans mes relations. Bien que ce soit très différent, puisque je pouvais sentir mes joues s’enflammer discrètement et mon coeur s’emballer.

“Du pas-café, si t’en as. Sinon, tant pis, je vais pas faire mon enfant capricieux.”

Je  n’aimais pas trop ça, mais j'en buvais quand même lorsqu’il m’en servait, histoire qu’il ne me trouve pas trop chiant ou puéril. Enfin, mon choix s’était finalement reporté sur du thé et du jus d’orange. Et juste avant que je commence à boire, je remarquai que mon oncle paternel m’appelait. Je le sentais pas.

“Mon oncle. Désolé je réponds vite-fait, j’en ai pas pour long.”

Haut parleur activé par inadvertance, mon oncle m’avait souhaité un bon anniversaire immédiatement dans la joie et la bonne humeur. Mon visage s’était décomposé, mais je le remerciai sur le même ton, bien que l’envie de m’enterrer soit plus que présente.

Je désactivai le haut-parleur de mon holomontre - nouvellement acquise, ouais - pour que Sūrya n’en entende pas plus. Mais l’autre bavard parlait particulièrement fort, même en baissant le son… Bah voilà. Je me maudissais de ne pas avoir mon casque avec moi. Laissé dans la chambre. Pfff…

Concrètement, les bribes de mots que Sūrya avait dû entendre, c’étaient : “Vingt-sept ans, déjà ! Je me souviens quand t’en avais vingt de moins…”, “Oublie pas tes traitements, hein ?”, “Faudrait pas replonger aussi bas que l'année dernière.” ou encore “J’espère que vous vous réconcilierez, cette année, avec ton père, ça fait onze ans, quand même.” Et cetera.

Je l’avais rapidement expédié en faisant mine d’aller extrêmement bien, histoire qu’il ne se pose pas trop de questions. Puis une fois l'appel terminé, je pris mon visage dans mes mains dramatiquement : “Eh bah. La grosse honte, ahahah.” Ouais, le rire cynique et dépité était très important. Au moins… Il n'avait pas dit que j’étais un ancien toxico et alcoolique…? Bon, j’allais forcément en parler au Champion, un jour, mais pas maintenant. C’était le passé, mais j’en avais tellement honte. Puis, pas tant passé que ça. Même si je ne consommais plus, les manques se faisaient parfois ressentir.

“Ouais, du coup, on fait quoi, aujourd’hui ?”, lui demandais-je en forçant un sourire radieux. Ma spécialité, ça, de fausser mes émotions.

Autant changer de sujet, quitte à ne rien assumer. Mais quelque chose me disait qu’il n’allait pas me laisser m’en sortir comme ça. Déjà, c’était mon anniversaire, et il ne le savait pas. …Connaissait-il mon âge, avant ça ? Bah maintenant, il savait. Trois ans de moins que lui, pas grand chose, finalement. Puis pour le reste euh… Bon, il avait dû se douter que j’étais pas en excellente santé mentale, aussi. Tout va bien. Le déni, c’est parfois une très jolie chose. Ahah.

Il devait avoir tout entendu, alors s’il me posait des questions, j’allais évidemment devoir y répondre sans me défiler. Si je savais bien un truc des relations amoureuses, c’était bien que le mensonge, même par omission, ça foutait tout en l’air. Je ne voulais plus de ça. Quitte à devoir ravaler ma fierté mal placée. Quitte à montrer que j’étais qu’un clown pathétique. …peut-être un peu trop dramatique, ce dernier point.

Je ne voulais pas non plus trop en faire toute une histoire. J’allais donc lui partager ça, au moins. Juste dire des mots, c’était pas si compliqué ? J’étais un beau-parleur, je savais parler. C’était ce que je faisais de mieux. Pourtant, j’avais la gorge en feu. Je m’efforçais de tenir sur mon souffle pour ne pas suffoquer.

“O-ouais. Mais c’est pas trop grave. Enfin, ça ne l’est plus, pour être honnête. Je…”

C’était très mal connoté, le psychiatrique. Est-ce que j’allais lui parler de tous les troubles ? Un peu risqué. Même s’il était spécial, à mes yeux, il restait policier. Même si je n’avais plus rien d’illégal chez moi, je craignais d’être fiché et emmerdé par les forces de l’ordre. Je devais quand même le faire. Il avait d’ailleurs complètement balayé ma proposition d’activité. Tch~

“Je veux juste pas pourrir l’ambiance. C’est ni contagieux, ni mortel. En gros, je traîne une dépression depuis… Dix ans ?” Même moi, j’y croyais pas. Le temps passait tellement vite, et j’avais perdu tellement de temps à repousser une potentielle thérapie. La culpabilité me rongeait, comme un puissant acide. “Pardon. J’ai du mal à en parler. Je me sens pas prêt… à tout dire.”

Je pouvais quand même essayer. Si on omettait ma courte collaboration avec la Jaspe et les dettes que ça m'avait collé aux casseroles. Si on omettait mes problèmes avec mes parents et ma lâcheté.

Je posai ma main sur la sienne pour le rassurer et lui souris doucement, malgré la mélancolie qu’on pouvait lire dans mon regard bicolore. Est-ce que je pouvais vraiment évoquer le sujet ? Au moins, je n’aurai pas l’angoisse de devoir le faire plus tard.

“Y’a pas que ça. L’anxiété, aussi, qui va avec. Puis… J’ai un passif avec l’alcool, je pense que… ça se ressent. Et… D’autres trucs plus forts. Auxquels je touche plus, je te promets ! C’est… J’ai la preuve dans mes analyses récentes, si tu me crois pas.” J’avais toujours un besoin insatiable de me justifier, de peur d’être encore mal jugé. Ma voix tremblait nettement, j’avais l’impression d’être un gosse en état de faiblesse. “J’étais jeune et con, puis ça a vite tourné en… addictions. Ça a… bousillé la majorité de mes relations familiales, amoureuses et… Les études que j’aurais pu faire.”

Je me sentais nauséeux. J’avais la tête qui tournait énormément. Mes pulsions et impulsions semblaient me murmurer des choses malsaines. Je ne voulais plus les écouter. Je commençais à respirer fort. J’avais besoin de prendre l’air, mais je ne voulais pas fuir. Je devais affronter ça de face.

“D-désolé, j’ai du mal à être cohérent… ç-ça va aller. Je vais prendre mon traitement. Je vais quand même beaucoup mieux qu’avant. J’ai… juste des restes.”

Je me levai un instant pour avaler mes traitements du jour, que ça me stabilise au moins pour les prochaines heures. Je voulais profiter de ces vacances pour rendre le sourire à Sūrya, et non pas lui créer d’inutiles autres inquiétudes.

“Je vais mieux, malgré tout. J’ai un travail, je commence à me faire des amis… Même si c’est Vitaly, notamment, ahahah~ Puis je t’ai, toi. J’ai quand même réussi à remonter."

Je me rassieds pour avaler le reste de mon jus d’orange, en espérant que le sucre agisse comme une consolation sur mon cerveau névrosé.

“Garde ça pour toi. J’en parle pas trop, parce que… tu vois. C’est quand même super mal vu. Et illégal, entre autres…”

Je doutais sincèrement qu’il me passe les menottes pour de nombreuses raisons évidentes. C’était de toute façon une affaire passée. Je tentai de reprendre le dessus, même si je n’avais pas spécialement l’air au plus haut de ma forme, vue la honte que je ressentais.

“Pas trop déçu de sortir avec un cassos ?”, ricanais-je pour essayer de mettre de la distance avec la bombe que j’avais lâchée.