[Défi d'écriture : mort au V]

Uchinâ, son soleil, ses belles côtes et ses locaux toujours souriants. Sauf si l’on exclue les militaires du port de Bigorn’Eau ; ceux-là, ils ont dû être spécialement recrutés pour leur capacité à ne jamais ressentir de joie. Même pour une personne aussi taciturne que Lafcadio, il est difficile de rester insensible à la bonne ambiance qui imprègne le district tout entier. C’est loin d’être son endroit préféré au monde – rien n’égale la beauté brute et redoutable d’Oma-Oma à ses yeux – mais au moins, ici, personne ne le questionne pour des broutilles.

Personne, sauf les militaires du port de Bigorn’Eau.

Le jeune soldat examine les papiers de Lafcadio d’un regard insistant. Pour le quadra, l’instant semble interminable. N’a-t-on même plus le droit de se promener seul en soirée sur les quais ? A moins que ce ne soit à cause de son look d’inspecteur Magnéti – réflexion faite, il aurait peut-être dû laisser le trench dans sa chambre d’hôtel. Trop tard pour regretter. Ce qui est sûr, c’est que plus le temps passe, plus il aura l’impression que le bleu cherche à lui créer des ennuis alors que tout est en règle, et Lafcadio est particulièrement doué pour se faire ce genre de film.

« C’est bon. Circulez. »

D’un geste sec, il récupère la carte d’identité que lui tend le militaire et reprend son chemin, non sans lui adresser une expression qu’il espère aussi désagréable que les quelques minutes qui se sont écoulées. Puéril ? Absolument. Mais il doute qu’il soit le premier ou le dernier ici à afficher son dédain pour les pions de Trismegis.

L’air frais chargé en sel et le son des flots qui lapent contre la jetée font rapidement retomber la tension. Face au spectacle du coucher de soleil, cette rencontre ne sera bientôt plus qu’une petite goutte dans l’océan – insignifiante. Il doit se reconcentrer sur des choses importantes, comme la réunion de demain par exemple ; c’est justement pour ça qu’il s’est déplacé jusqu’ici malgré sa réticence aux bains de foule. Il n’a pas assisté à un des briefings du Groupe depuis quelques temps, mais la situation actuelle rend celui-ci bien plus indispensable que les autres. Lafcadio n’a qu’une petite année d’ancienneté en tant que membre, mais tant que ses opinions rejoignent toujours celles de l’association, il tient à rester un minimum actif.

Il s’arrête un instant et jette un œil dans l’eau qui s’étend à ses pieds, les coudes en appui sur la rambarde.

Le Tentacool s’agite sous le regard curieux de Lafcadio. Il envoie des petites giclées d’eau tout autour de lui et son inquiétude se manifeste sous la forme de vaguelettes de plus en plus grandes ; l’homme ignore la raison de son affolement, mais ce qui est sûr, c’est qu’il va finir par faire fuir tous les pokémons du port. Peut-être que le Tentacool a faim et qu’il cherche juste à attirer l’attention ? Lafcadio fronce les sourcils et sort de sa poche un biscuit sec récupéré à l’hôtel un peu plus tôt, le genre de cadeau de bienvenue qu’on oublie dans un fond de sac ou de valise ; il le casse en plusieurs morceaux qu’il lance doucement près du pokémon. Surpris un court instant, celui-ci gobe ce qui lui passe sous le nez et attrape le reste avec ses tentacules avant de s’éloigner en flottant.

Ça, c’était facile à régler. Lafcadio observe quelques secondes les bulles laissées à la surface après le départ du Tentacool ; le ciel est réchauffé par le crépuscule, mais l’océan, lui, s’est déjà paré de ses couleurs nocturnes.

Il doit en profiter tant qu’il y a assez de lumière. De sa poche, encore une fois, il sort un carnet à peine plus grand que la paume – celui qu’il a pour habitude de ranger dans son portefeuille – et un crayon tellement taillé qu’il n’en reste aujourd’hui presque rien, juste assez pour tenir entre les doigts et gribouiller. La moitié des pages est déjà noircie de notes, de bonnes adresses glanées au fil du temps, de prises de mesure d’œuvres à exposer mais aussi de croquis de pokémons. Lafcadio, pour tout l’amour qu’il porte aux arts, n’est pas un grand artiste lui-même ; les dessins sont sommaires, avares de détails, même s’il a rapidement acquis une bonne compréhension des bases et sait jouer sur l’épaisseur des lignes. Peu importe. Ses œuvres à lui n’ont pas pour vocation d’être accrochées dans un musée ou chez un client : elles ne sont ni plus ni moins qu’un exercice pour faire travailler sa mémoire. Puisque le Tentacool s’est déjà enfui, il doit puiser dans ses souvenirs immédiats. Il pose le carnet contre la rambarde et s’applique à y reproduire la bestiole.

Le résultat n’a rien d’exceptionnel ; la maladresse des traits est même plutôt comique. Mais l’air perdu et un peu nigaud du pokémon aquatique, complètement focalisé sur ses orbes rouges à la tête, lui donne un côté presque attendrissant. Lafcadio décide de ne pas passer plus de temps sur le croquis, satisfait d’y trouver assez de ressemblance avec l’original.

Quelque chose se déplace dans les profondeurs ; quelque chose de gros. Alerté par le clapotis soudainement plus violent de l’eau contre la pierre, Lafcadio délaisse son carnet et se penche par-dessus la rambarde. L’aiguille immobile d’une boussole apparait sous les reflets nocturnes, ses contours dorés déformés par le mouvement des vagues. Lafcadio fixe le point en son centre prêt à fendre la surface, avant de comprendre qu’il s’agit d’un œil – et que l’œil le fixe aussi.

En un claquement de doigts, le pokémon sort sa tête de l’eau, ou du moins ce qui s’y apparente le plus, laissant éclater un mugissement sourd et mécanique semblable au grincement d’une ancre qu’on lève. Plus loin derrière lui, Lafcadio entend les pas du militaire de tout à l’heure qui s’approche du bord du quai ; il n’y prête pas attention. Le pokémon qui se dresse devant lui est bien trop imposant, bien trop majestueux pour qu’il ait envie de détourner le regard. C’est la première fois qu’il voit un Sinistrail de ses propres yeux ; enveloppée dans ses algues vertes de rouille, la créature semble chercher quelque chose autour d’elle. Une proie peut-être ? Le jeune militaire, qui maintient une distance de sécurité bien plus grande que le marchand, se fige sur place dans un petit cri de surprise.

Pour Lafcadio, l’opportunité est unique ; pas question d’attendre et d’utiliser un tel pokémon comme simple exercice pour sa mémoire défaillante. Il reprend donc son bout de crayon en main, observant le Sinistrail dans tous ses détails afin d’imprimer l’image sur sa rétine, et s’applique à le dessiner sur la page opposée à celle du Tentacool. De temps en temps, il se permet un coup d’œil rapide vers la créature qui semble à peine consciente de sa présence. Le croquis est achevé en quelques traits. Lafcadio ne s’y attarde pas, espérant pouvoir admirer un peu plus le pokémon – mais le Sinistrail décide qu’il est l’heure de repartir à la chasse. Avec un bruit inquiétant, il resubmerge la majorité de son corps métallique battu par les vagues et s’éloigne dans la direction empruntée par le fameux Tentacool un peu plus tôt.

Le marchand fixe la trainée d’écume laissée sur son passage quelques instants. Il attend que le militaire s’éloigne à nouveau pour ranger carnet et crayon dans la poche de son manteau ; on n’y voit plus très clair, à cette heure-ci. Il est encore un peu tôt pour rentrer, cependant. Lafcadio se met donc tranquillement en route pour une petite promenade le long des quais.

Défi d'écriture : Haiku

A sa gauche, derrière la rambarde, un Ramoloss flotte et l’observe de son regard imperturbable. Lafcadio le fixe en retour quelques secondes avant de continuer son chemin. En milieu de semaine, les badauds sont rares à cette heure, plus occupés chez eux ou dans les nombreux bars de la ville – parfait pour profiter de la fraîcheur du soir en toute tranquillité. L’air est encore chargé de l’odeur des algues accrochées au Sinistrail, même après le départ de celui-ci.

Sans personne à l’horizon, le militaire de tout à l’heure bien loin derrière lui, il décide de sortir une pokéball de sa poche. A peine l’a-t-il dans la main qu’une créature bleue aux pétales cristallisés en émerge, frétillant comme un poisson ; le Germéclat laisse s’échapper un bruit de bonheur semblable à des bulles qui pétillent à la surface et qui se mêle au son des vagues. Le pokémon déteste être enfermé, tout comme son dresseur – et c’est bien pour cela que Lafcadio le libère dès qu’il en a l’occasion. Il le laisse flotter joyeusement, jamais très loin, et le Germéclat en profite pour examiner les quelques fleurs accrochées ici et là après la rambarde.

Un peu plus loin sur le quai, il se retrouve face à un panneau informatif éclairé par l’un des nombreux lampadaires qui bordent la jetée. Le marchand s’arrête pour en survoler le contenu pendant que son pokémon, toujours aussi distrait, flâne juste au-dessus de l’eau. Le petit texte explicatif écrit par la ville partage quelques données de base sur le port à l’attention des plus curieux ; rien de bien intéressant au premier abord, à moins d’être passionné par l’histoire militaire de la zone. Cependant, la deuxième partie mentionne l’œuvre d’un poète ayant résidé à Bigorn’Eau un demi-siècle auparavant, et qui aurait puisé l’inspiration dans ses paysages marins à de nombreuses reprises. Le texte ne s’attarde presque pas sur sa vie privée. A la place, il présente tout en bas du panneau un des courts poèmes de l’auteur avant d’inviter le lecteur à contempler l’océan.

La première impression est toujours la plus marquante. Pour en profiter pleinement, Lafcadio décide donc de suivre l’invitation du texte ; juste à côté du panneau se trouve un petit banc en pierre sur lequel il s’assoit et, le Germéclat revenu à ses côtés, il observe l’horizon nocturne, les vers résonnant encore dans sa tête quelques instants.