▉
Il était beau
.
Bien entendu, la beauté était une notion très subjective. Qui plus est pour les fantômes — qui, par ailleurs, n’en avaient pas grand-chose à faire du physique, quoique ça n’aurait rien gâché. Il n’était pas beau comme ça
: avec ses cicatrices claires sur la peau, le nez plat qui s’est sans aucun doute pris un coup de trop, et l’expression fébrile du type qui n’a jamais tué personne, mais qui est à deux doigts de le faire, il n’avait pas grand-chose pour lui. Terriblement quelconque. Pourtant, difficile de le quitter du regard. Le paradoxe aurait pu être amusant, de voir autant de volonté de vivre dans un corps qui semblait tendre si férocement vers sa propre destruction. C’était un peu comme regarder un train dérailler. Mais sa beauté ne venait pas de là. Elle ne venait pas de l’intérieur non plus. On aurait mal fait quelqu’un d’aussi ingrat et égoïste, si on avait seulement essayé. Mais il devait y en avoir des dizaines, des comme ça, dans la nouvelle Kalahari. Des paumés
.
Il aurait été difficile de dire ce qui le rendait beau aux non-initiés, à la grande majorité des créatures qui n’appartenaient pas à l’Autre Monde, et qui étaient incapables d’en percevoir les contours. Mais tentons quand même l’exercice.
… Tout le monde a autour de soi une sorte de bruit blanc
. S’il devait être décrit, en des termes moins arcanes, ça ressemblait à une sorte de clone fantôme, aux couleurs claires et vacillantes comme à la flamme d’une bougie, s’étirant parfois en des endroits où la Volonté des spectres essayait désespérément de s’accrocher au monde des vivants. En général, ce bruit blanc est si fin qu’il reste imperceptible, même à ceux et celles dotés d’un don. C’était une bonne chose que cet homme — Vici, c’était son nouveau nom, la Tutafeh l’avait retrouvé dans son esprit, et même si ce n’était pas son nom de baptême, il ne devait pas attacher trop d’importance à l’ancien — n’ait pas le don, justement. Parce que son bruit blanc était épais. Genre, très
épais. Elle n’aurait pas eu à faire le moindre effort pour y retrouver ses Parts qui tiraient, qui cherchaient
, avec l’avidité d’un Concombaffe. S’il avait été capable de voir ce qui l’entourait, il aurait sûrement suffoqué dedans. Sans mauvaise blague.
Bien sûr que ça avait éveillé la curiosité du Conseil des Spectres.
Et ce bruit blanc, il s’étirait en un point bien précis. Le Furaiglon — il avait déjà un nom bien décidé dans sa tête, sans savoir ce qu’il signifiait dans le dialecte de son Dresseur, et la Tutafeh n’était pas impolie au point de manquer la surprise —, étalé dans le sable. Fine, la frontière que formait son corps avec l’Autre Monde. De plus en plus
fine. Le cas du Furaiglon était … Une histoire pour un autre jour. La Tutafeh ne croyait pas en la destinée — elle était bien placée pour savoir que ce n’était qu’une superstition —, mais elle était certaine d’une chose : pour lui, pour celui qui deviendrait, qu’il le veuille ou non, son Dresseur, l’oisillon ne devait pas mourir.
En plus, crever contre un simple Mysdibule, c’était un peu la honte.Le Furaiglon n’arrivait plus à bouger. Ce n’était pas faute d’
essayer, vous noterez. Combien de vols, combien de chasses, avaient pu se terminer ainsi pour ses ancêtres ? Il savait que s’il s’arrêtait de lutter contre l’inertie qui envahissait son corps, il périrait. Il entendait son Dresseur, crier son nom, sans encore savoir que c’en était un, et peut-être sans que ça puisse en
devenir un, sans doute paralysé, lui aussi, par la peur. Et pourtant, le petit cerveau de l’oisillon avait beau faire sonner toutes les sirènes d’alarme à tous les étages, rien n’y faisait. Ses muscles n’avaient pas envie de bouger.
Vici, en effet, exhortait le Furaiglon à se relever. Le kalaharien savait pertinemment qu’il devait rejoindre son Pokémon et le soigner, l’emmener loin de ces ruines qui lui portaient décidément la poisse. Pourtant, ses jambes refusaient de bouger, comme si le sable lui-même s’était noué autour de ses chevilles ; immobilisées par le souvenir encore trop vivace de la mâchoire du Mysdibule sur sa propre peau. Il était juste
misérable.
Le Mysdibule en question, en revanche, avait l’air de s’éclater un max, faisant tournoyer au-dessus de sa tête ses cornes d’un air provocateur. Ce n’était, certes, pas une proie très
honnête. Un Furaiglon, un juvénile qui plus est, qui n’avait même pas encore appris à voler : à ce compte-là, il aurait préféré se repaître de la chair tendre d’un Chamallot. Mais il n’allait pas cracher dessus. Cette offrande allait peut-être satisfaire le boss de la té-ci. Le golem d’acier.
Bon, il était temps d’achever les souffrances de ce pauvre Pokémon.
Les cornes-mâchoires se replièrent sur le front du Mysdibule, les pattes arrière arquées comme deux ressorts, et il n’aurait pas fallu être Dresseur pour comprendre qu’il s’apprêtait à bondir, histoire de terminer le boulot.
Vici serra les dents. Il
devait y aller. Il n’avait plus le
droit d'hésiter—
(navorqà)Le mot, non, l’
ordre, avait réverbéré avec une force telle dans son cerveau qu’il s’arrêta net, comme si ce même mot était venu lui mettre une claque derrière la nuque. Tous ses muscles se tendirent, tête baissée, simplement prêt à entendre le craquement décisif qui scellerait le sort du Furaiglon. De
Heroh. Heroh, il n’était pas très bien nommé, ni très doué, s’ils n’avaient pas su se défendre l’un l’autre. Ou pas
voulu. Ce qui,
in fine, revenait strictement au même—
BONK !… Comment ça,
bonk ?
Il releva la tête.
Il y avait … Un Tutafeh, s’il en croyait ses souvenirs, en tous les cas un
fantôme. Qui, au lieu d’être penché sur le Furaiglon pour prendre sa vie — ou un autre truc de spectre — ; flottait nonchalamment entre l’oisillon et le prédateur, repoussé plus loin dans les dunes, en train de recracher du sable. Et semblait enveloppé du voile tremblant d’un Abri.
La Tutafeh avait tourné la tête. Ou plutôt, son corps entier avait pivoté, lentement, comme s’il avait été vissé sur le chas d’une boîte à musique. Elle ne dit rien. Car si Vici comprendra plus tard d’où venait la voix qu’il avait emprunté, une voix qu’il pensait avoir oublié avec les années, il comprit presque immédiatement que le
mot était venu du spectre — ce qui semblait, à ce jeune adulte un peu superstitieux du nord, une horrible nouvelle. Elle ne dit rien, mais le message de ses deux yeux vides était clair comme de l’eau de roche :
dégage tant que tu peux.Le kalaharien ne se fit pas prier, parcourant les quelques mètres qui le séparaient de Heroh. Le Furaiglon respirait, faiblement, mais il respirait, sa petite poitrine se soulevant par à-coups. Avec urgence, il fouilla dans son sac, mettant ce qui lui semblait une éternité à trouver sa Poké Ball dans ce qui lui apparaissait soudainement comme un ramassis de trucs inutiles ; souhaitant que cela ne suffise à conserver les forces restantes de l’oisillon. Et puis il se leva, et courut, pour rejoindre la périphérie de Lapis-Cité. Prêt à subir les foudres des soldats de l’Organisation s’ils pouvaient réparer ses erreurs.
Dans sa hâte, il n’avait pas remarqué la Tutafeh se glissant toute entière avec son masque au fond de son sac de voyage.
[Utilisation de 1 Master Ball sur Tutafeh_] 「 You call it survival;
I call him ████ 」