La question eut l’air de déstabiliser Vitaly — ou peut-être était-ce parce que ce dernier était cul dans l’herbe, et qu’Hadrian était debout, l’index encore pointé là où se serait trouvé la poitrine de l’inspecteur, arme prête à plonger. Un flic qui ne sait pas quoi faire d’un Victini juste en face de lui ? Pouvait-il le pousser dans ses retranchements ?

Et toi, tu ferais quoi de moi ?

« Moi ? » Ses lèvres s’arrondirent, mais la fausse innocence ne dura pas longtemps. « Je ferais la même chose que Bedwyr. Je te casserais. » Elles se changèrent en un rictus, fin comme le fil d’un Filentrappe. « Petit bout, » son doigt vengeur se dirigea vers l’épaule de Vitaly, « par petit bout, » puis vers l’autre. Hadrian était un Victini. Et peu importe les raisons de son implication dans le groupe, ou la solidité plus que précaire de celui-ci ; ce fait le mettait de facto contre les membres de l’Organisation. « Et je te recollerai comme tu devrais vraiment être. »

Sympa quand même, l'animal.

Cela ne dura que quelques secondes, avant qu’il ne retourne le carnet et ne poursuive son petit laïus sur le Paradoxe de Fermi, changeant d’humeur avec la même rapidité qu’on change une chaîne de télévision. A quoi ça revenait, tout ça ?

« A Trismegis, bien sûr ! » Il était plein de bonne volonté, mais il était un peu long à la détente, non ? Mais Hadrian devait faire preuve de patience car, il l’avait lui-même avoué, et ne contenait pas davantage la bile qui lui brûlait les lèvres en prononçant le seul nom de l’Organisation dont le blond faisait partie ; il aurait pu être Vitaly. Peut-être pas flic — même sans son handicap, son corps trahissait qu’il n’aurait sans doute jamais eu les épaules pour ce genre de taff —, mais quelqu’un d’important. « Qui va faire disparaître tout ce joli monde avec son inconscience. Si ce n’est pas déjà fait.

Ce n’est pas grave si tu ne comprends pas tout de suite, » continua-t-il en se retournant vers le bedwyrois, lèvres pincées dans un sourire de toc, la voix douce et commiséreuse qu’on réservait habituellement aux étudiants … Ou aux enfants. « Mais si jamais … » Il remit le carnet de Vitaly dans les mains de son propriétaire. Sous la mer, il avait griffonné de son écriture hâtive, la main gauche ayant laissé une traînée de charbon noir, une suite de numéros — son numéro, évidemment. Utamanha en profita pour faire basculer délicatement le Théffroi vers son Dresseur, toute son attention concentrée sur le mouvement psychique.

Hadrian s’était de nouveau mis à contempler la pluie d’étoiles filantes. Les apparitions des traînées de lumière semblait s’espacer, lentement. Le Mélo à leurs pieds, qui devait lui aussi le sentir, redoublait de mouvements de danse approximatifs pour essayer d’invoquer de nouvelles étoiles, en vain. Finalement, ils n’en avaient pas beaucoup profité. Non pas que cela lui laissera le moindre souvenir — comme les années précédentes. Sauf si …

La main de l’atarien attrapa sans gêne le poignet de Vitaly. « Et si tu me capturais ce petit Mélo ? S’il-te-plaî—ît, » ajouta-t-il, espaçant chaque syllabe.

ft. Vitaly Osborne Uthyrgham ‥ ∴ · ∴·

Pourquoi ? « Ça, Vitaly, » Hadrian, sans détourner la tête des dernières traînées de météores, avait insisté sur son nom, amusé, comme s’il s’agissait là d’un bijou précieux invoqué à travers ses lèvres ; tout en sachant parfaitement qu’il allait en perdre le goût, sitôt que ces dernières étoiles auraient disparu au matin. « Ce sera la conséquence de la séparation des humains et des Pokémon. Du moins, » petit mouvement de tête, sa rétine droite, la verte, semblait faire un clin d’œil, « pour ceux qui ne sont pas assez veinards pour bosser avec Trismegis. » Le sous-entendu ne pouvait pas l'être moins.

L’atarien éluda complètement la seconde question. L’inspecteur de police pensait-il que poser des questions aussi simples suffirait ? Ce n’était pas lui. C’était la Vérité, avec un grand V, dont il semblait être le seul à pouvoir porter le poids aujourd’hui.

Il avait donc agrippé son poignet, qu’il relâcha docilement avec le mouvement circulaire, pour se concentrer sur le Mélo sauvage. Ou plutôt, sur Vitaly, suivant son bras lorsqu’il l’étendit près du Pokémon Fée ; et si le bedwyrois avait tourné juste un instant la tête, il aurait peut-être vu … Quelque chose comme de la mélancolie dans ce sourire. Quand bien même il ferait tout pour noter chaque détail de cette rencontre, Hadrian savait parfaitement que ce mélange de sentiments dans sa poitrine — la curiosité, l’excitation, l’inquiétude, et la haine, aussi — disparaîtrait.

Le Mélo, pour sa part, s’était arrêté de se dandiner pour observer un instant la main tendue dans sa direction. Ah ! Un admirateur ! Cette grande perche d’être humain semblait un peu disproportionnée, son corps trop large pour accueillir convenablement l’énergie d’une étoile, mais il avait quatre membres, deux en haut, deux en bas. Il pouvait donc bien danser ! Ses petits bras se serrèrent autour de ses doigts et les secouèrent de haut en bas, alors qu’il reprit son mouvement frénétique rock'n'roll.

Flash !

Hadrian en avait profité pour dégainer son téléphone. « Je vais l’appeler Hévélie, » annonça-t-il tout de go, en observant la photo, comme si la capture du Pokémon était déjà actée. Puis il abaissa l’écran sous son menton pour regarder Vitaly droit dans les yeux, égal à lui-même, peu sensible — ou bien sensible — à l’hésitation évidente du bedwyrois. « Alo—ors ? » demanda-t-il du bout des lèves. Qu’est-ce que tu attends, questionna à son tour le regard rieur de Chacripan.

ft. Vitaly Osborne Uthyrgham ‥ ∴ · ∴·

Hadrian n’avait pas besoin de répondre quoi que ce soit. Il n’avait pas besoin d’être détective pour l’entendre : au-delà de l’idéalisme, de la loyauté, que Trismegis avait inculqués en lui, c’était le doute qui dominait sa voix. Et l’inspecteur de police avait beau repartir à l’attaque, chacun de ses mots de réassurance comme des lames de couteau à la pointe de sa langue, le visage de l’atarien ne cilla pas. Seul le petit pli taquin sous son œil droit, là où s’étirait son sourire, aurait pu même révéler qu’il ait seulement entendu la dernière déclaration de Vitaly. Aucun doute pour lui. Il connaissait la Vérité derrière les actions de l’Organisation : aussi sûr que le soleil se couche à l’ouest et que les étoiles crèvent bien avant que leur dernières lumières n’atteignent la Terre.

Réglementer la domestication ? Laisser les Pokémon sauvages trop dangereux faire leur vie ? « Un idéal raisonnable, » concéda-t-il — si ça avait été une partie d’échecs, il lui aurait cédé un Pion, uniquement pour que sa Reine n’attaque le trône de plus belle. « Mais. »

Sa main droite avait saisie le bras de Vitaly, ses doigts sans chaleur grimpants contre son poignet comme les minuscules pattes d’une Mimigal. Hadrian n’avait pas spécialement d’attirance physique pour l’inspecteur, et eusse été un autre Trismegis, un tel contact lui aurait été aussi agréable que celui d’un estomac de Gloupti ; mais ça avait un petit côté sexy-platonique — car il n’avait jamais été de ce bord-là —, cette peau rugueuse qui avait sans doute cassé quelques vies, exposée et fragile sous sa poigne.

« Ce n’est pas moi qui peux en décider, n’est-ce pas ? Tiens, » son autre bras se tendit, l’index pointé vers le petit Mélo à leurs pieds.

Vitaly s’était plié de bonne grâce à l’exercice. Peut-être plus que l’atarien n’en demandait. L’inspecteur s’était accroupi de nouveau, à la hauteur du Mélo, qui lui tenait toujours le bout du doigt et attendait avec un sourire extatique … Avant de se lancer à corps perdu dans une danse animée, donnant des coups de pied à droite et à gauche, comme s’il fuyait un sol de lave en fusion. Le Pokémon Fée s’y essaya à son tour ; pour tomber immédiatement en arrière, les pattes bien trop courtes pour ce mouvement audacieux, comme une Tortipouss qu’on aurait lâché sur le dos.

Et Hadrian, une fois l’instant d’étonnement passé, de se fendre la poire. Un rire clair et sincère, si étranger au point qu’il lui tordait les tripes, et qui monta du creux de ses entrailles jusqu’au bout de ses lèvres tel un arc électrique. « Comment vous êtes ridicules ! Attends, » il glissa son téléphone dans la poche arrière de son pantalon, « je vais essayer ! »

L’atarien s’accroupit à son tour, une main au sol pour conserver son équilibre, s’ancrant dans les yeux de Vitaly avec un air de défi, fit un premier bond … Et chuta lamentablement sur les fesses à son tour.

Un échec qui ne sembla pas pour autant arrêter son hilarité. Même lorsque le Mélo, fraîchement remis sur ses pattes, le pointait à son tour du doigt en se moquant. Mi-hi-hi ! « Tu sais ce qui est drôle ? » Il renifla, se préparant déjà à rire de sa propre blague. « Johannes Hévélie était aussi un brasseur ! »

… Qu’est-ce qu’il était en train de foutre ?

ft. Vitaly Osborne Uthyrgham ‥ ∴ · ∴·

Hadrian était encore en train de reprendre son souffle lorsque Vitaly s’installa à côté de lui. Qu’est-ce qu’il était en train de foutre, vraiment ? Il ne saurait pas s’occuper de ce Mélo. Ce qui l’animait en regardant la fée danser, ou tout du moins tenter de danser, n’était qu’un sentiment éphémère, et il le savait parfaitement. Son cerveau aurait été incapable de lui prêter la même attention qu’il n’en accordait à sa chère Utamanha. Est-ce qu’il allait vraiment garder un Pokémon, juste pour prouver quelque chose au bedwyrois ? Stupide. Cruel.

Pourtant, il ne changea pas d’avis, alors que Vitaly prit la parole.

Et Hadrian l’écouta, sans l’interrompre. Et il aurait pu avoir envie de le croire ; il ne connaissait l’inspecteur que depuis une heure — autant dire, déjà une éternité —, mais il savait déjà que le sérieux qui colorait sa voix lui était étranger. Une Organisation Trismegis qui souhaitait vraiment le bien d’Ahovu, plutôt que de simplement viser à sa propre succession ; Vitaly avait l’air convaincu que c’était possible. Fût un temps, l’atarien l’avait été, aussi, lors de ses études. Avec cette naïveté écœurante, propre aux jeunes adultes et que certains mettent du temps à se débarrasser, qu’elle agissait d’abord au nom du bien commun. Mais dans convaincu, il y avait con et vaincu ; Hadrian n’était certainement pas le premier, et refusait d’être le second.

Il attendit sagement que le flic eut terminé son discours, avant de se fendre d’une petite moue pensive. « Et ces jeunes lieutenants, ils sont comme toi ? Le genre à écrire la vérité dans des feuilles à brûler ? Et … » Il s’était rapproché, frôlant son épaule, et cette fois, ses doigts s’agrippèrent, presque délicats, comme des pincettes, au col de la veste de Vitaly ; là où il se souvenait que ce dernier avait caché son petit Théffroi — et son holomontre. « A avoir peur de dire ce qu’ils pensent vraiment aux supérieurs ? » Le sourire de Chacripan lui était revenu, le j’t’ai eu ! caché sous ses fossettes.

« Personnellement, » enchaîna-t-il dans un souffle, son cerveau bondissant d’une idée à l’autre comme si elles étaient d’une importance égale, « je préfère un bon vieux swing. Uta ? » Il tendit les deux bras en avant.

(Utamanha, qui avait passé tout ce temps à observer la scène, ne comprenait guère l’idée, comment on pouvait tirer la moindre joie, la moindre fierté, à danser aussi mal ; mais elle tendit ses deux bras malgré tout pour aider son Dresseur, se bloquant sur son axe avec sa force psychique. Elle supposait qu’en tant que Pokémon, si c’était pour entendre son rire, la Lewsor pouvait bien également partager son humiliation.)

« Hop ! » Hadrian se releva d’un bond sec, une jambe levée en avant pour garder son équilibre. Le Mélo le suivit du regard, avant de revenir sur le blond. Il savait ce que c’était qu’une Poké Ball — il n’en avait jamais vu de lui-même, mais connaître certaines des technologies humaines était un héritage de ses prédécesseurs. Accompagner ce (Dresseur) en tournée ? Ça avait l’air amusant ! Son talent de danseur, boudé par l’orchestre des Mélofée ses ancêtres, serait enfin reconnu de par le monde !

Une fois la reconnaissance passée, il avança sans hésiter vers la Poké Ball, tapant du front contre la surface, se laissant aspirer par la lumière chaude de la machine. Pop !

L’atarien rattrapa la Poké Ball entre ses deux mains, la tendit au-dessus de lui en faisant un tour sur son talon, l’admirant comme s’il s’agissait d’un joyau précieux. « Merci—i ! » Sa voix avait gardé une rare sincérité. « Je suis content. Oui, je suis content. »

Utamanha leva un bras, faisant briller un doigt d’une lueur verte. (La Lewsor savait qu’il n’aurait pas aimé qu’elle montre son doute, même s’il était peu probable que l’autre homme ne comprenne ses signes. Elle n’était pas jalouse ; elle n’avait pas besoin de l’être, puisqu’elle savait que le souvenir d’enfance qu’elle partageait avec son Ata été irremplaçable. C’était bien le problème.)

Hadrian, une fois son admiration béate passée, baissa les bras, pour observer le ciel de Bedwyr. Il ne restait dans l’obscurité qu’une dernière traînée blanche, laissée par un météore à la ramasse. « On dirait que la pluie d’étoiles est finie pour ce soir. » Il dégaina son téléphone. « Déjà ! Va falloir récupérer nos affaires et rentrer à l’hôtel. »

ft. Vitaly Osborne Uthyrgham ‥ ∴ · ∴·