Le café qu’avait choisi Hadrian était loin d’être le lieu qu’on s’imaginerait pour parler de sujets aussi intimes, aussi dangereux, que cette Amnésie — avec un A majuscule. C’est vrai, il aurait pu prendre un endroit plus discret, un boui-boui d’une génération oubliée derrière la gare de Véronèse, ou une salle dans le casino où on avait plus l’habitude de fermer les yeux et les oreilles. Mais, franchement, est-ce qu’il y avait quelque chose de plus cliché ?

Ici, c’était un café des Quartiers Commerciaux, et la chose la plus odieuse qu’on risquait d’y trouver jusqu’à aujourd’hui, c’était des étudiants qui testaient les jurons qu’ils ne pouvaient pratiquer à la maison. Et sans doute que l’un d’entre Eux lui reprochera, d’être venu ici. Ou ne viendrait même pas, il n’aurait pas été surpris. C’était un test un peu subtil de leur motivation. Venir à Véronèse en pleine semaine, en milieu d’après-midi, dans une des artères les plus fréquentées de la capitale … Et à l’heure. Choisir de se cacher aurait été admettre qu’ils craignaient quelque chose de l’Organisation.

Ce n’était pas le cas d’Ata. Et Asuza ou pas Asuza — le problème de son type d’amnésie étant que la colère à l’égard du soit-disant Champion demeurait intacte —, Atara était son district.

Eux, c’était ses Poichigeon. Ses Amnésiques. Hadrian n’aurait pas su les reconnaître. Parce qu’il n’avait jamais vu ces personnes de sa vie, ne connaissait même pas leur nom, et doutait fort qu’ils lui auraient donné avec la même bonne grâce dont l’historien faisait preuve ; ils avaient seulement échangé quelques mots sur les réseaux.

Mais il savait comment les repérer. Il s’était installé tranquillement à une large table ronde et pianotait sur son ordinateur portable, sirotant de temps à autre un cocktail immonde Soda Cool-glace vanille qu’il venait d’inventer pour l’occasion. Utamanha était à côté de lui, avec sa propre chaise ; quand bien même elle n’en eut pas besoin, flottant comme à son habitude à quelques centimètres au-dessus de l’assise, semblant contempler avec perplexité les bulles au fond d’un verre de soda en lévitation et se demandant probablement bien ce qu’elle était censée en faire.

(La Lewsor était, en vérité, plongée dans ses pensées. Chose qui ne lui arrivait pas souvent, et une habitude qu’elle n’avait guère l’intention de prendre. Le verre n’était qu’un relais pour l’excédent d’énergie psychique qui bouillonnait sous son crâne. Si elle était seulement capable de ce que lui demanderait son Dresseur … Le demanderait-il pour lui-même ? Pour ce dernier souvenir volé, ce juillet 2314 ? Et qu’est-ce qu’elle ferait, à ce moment-là ? Elle l’ignorait … Mais elle savait parfaitement pourquoi elle l’avait dérobé et gardé en premier lieu.

En ce sens, son Ata avait peut-être plus de similitudes avec ses amnésiques qu’il ne voulait bien le croire.)

Pour ce qui était de les reconnaître, il suffisait de regarder qui rentrait dans le petit café, sans savoir comment éviter de faire sonner son carillon, le nez plongé sur un écran et l’air de vérifier avec ce début de doute, peut-être pour ce qui était la quatrième ou la cinquième fois, l’heure et le lieu du rendez-vous. Et pour ce qui était de le reconnaître, il suffisait de suivre la voix de l’homme qui faisait un grand mouvement de bras à la table ronde, deux doigts formant un rond sur un œil vert d’émeraude, tel un pirate regardant à travers sa longue-vue.

« You-houuu ! Machin ! Par ici ! » Et d’écarter les bras d’un air exagérément solennel. « Bienvenue dans mon royaume ! » Si la peur de Trismegis ne tuerait pas Ata, la honte ne le ferait pas non plus.

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Il aurait de toute façon été difficile de le manquer. Ou de la manquer ? Si son apparence physique pouvait faire illusion, sa voix, moins ; c’était ce genre de voix à la fois grave et étiolée caractéristique — du moins, on lui avait dit toujours dit, comme un conte édifiant transmis de père en fils, qu’elle était caractéristique ; puisque le corps d’Hadrian semblait également avoir oublié comment passer cette étape — des jeunes garçons en fin de puberté. Et à l’exercice de ces mots interdits que les étudiants adoraient. C’était sans aucun doute sa petite lune de sang.

Le faux sourire de l’ataréen n’avait pas flétri ; il aurait semblé à quiconque posé sur son visage comme un dessin sur du papier glacé, et s’il avait pu parler sans faire bouger les coins de ses lèvres, il l’aurait sans doute fait. « Je suis le premier. » C'était évident, non ?

Il la laissa tranquillement s’asseoir, sans la quitter du regard ; attrapant négligemment du coin de la bouche la paille qui surmontait la boule de glace, en train de se désagréger au fond de son verre comme rongée par l’acide d’un estomac de Gloupti. « Dis-moi, la tenue, c’est vraiment pour faire la nana ? » Il prit une gorgée de son cocktail improvisé dans un slurp plus bruyant qu’elle ne devrait l’être. Le mélange était … étonnamment ni bon, ni mauvais. Juste O-K. « Ou c’est juste pour essayer de me cacher ton identité ? » Bien sûr, la double-question n’était qu’une provocation. Si c’était oui à la première, il s’en foutait un peu, ça ne le regardait pas ; en revanche, si c’était à la seconde … Ata avait beau ne pas craindre l’Organisation, même dans ce district volé qu’était Atara, il n’allait pas bêtement s’exposer à des individus qui ne lui offraient pas la même … courtoisie.

Heureusement pour la jeune femme — il supposa que c’était, pour l’instant, un qualificatif approprié —, une autre personne ne tarda pas à faire tinter le carillon de l’entrée du café. Hadrian avait à nouveau bondi de sa chaise en grands gestes. « Hep ! Truc-muche ! On est là—à ! »

Utamanha n’avait pas bougé de sa chaise attitrée pour laisser la place, fière telle Galahad à la droite d’Arthur. En revanche, sous la silhouette de son Dresseur, elle continuait de fixer la jeune femme en face d’elle. (La Lewsor n’avait pas encore tenté de pénétrer dans son esprit — il aurait été très déplacé de le faire —, mais son énergie psychique la cernait, tâtant l’aura naturelle que l’humaine émettait comme un bâton sur un cadavre. Ce qui … n’était pas si loin du sentiment du Pokémon Psy, qui regretterait presque de ne pas avoir le don de procognition des Spectres.)

Certains auraient peut-être reconnu le faciès du Champion de Bedwyr … Ce qui n’était pas le cas de l’ataréen. De toute façon, Champion de Bedwyr n’aurait été, à son humble avis, qu’un cynique oxymore. En revanche, il ne manqua pas le regard un peu trop long dans la direction de la jeune femme … Même s’il n’en dit rien, se contentant d’un sourire franc face à la réaction de dégoût à peine réfrénée. Erreur stratégique majeure de la part du nouveau challenger.

« Rela—ax ! C’est pas un entretien d’embauche ! » Hadrian leva le cocktail, faisant danser la paille dans un verre à trois-quarts vide, dans un ample mouvement de bras en direction d’un des employés du café — à peine plus âgé que les autres étudiants qu’il servait, tablier taché et le visage amorphe d’un Concombaffe en train de sécher au soleil. « Deux comme ça pour mes amis ! » Le gamin plissa les yeux, l’air d’essayer de se rappeler ce qu’il avait bien servi comme horreur, avant de hocher le menton et de repartir au bar.

Une troisième personne — le troisième Poichigeon —, un homme au gabarit d’Ursaring, en avait profité pour se rapprocher de leur table et s’asseoir, sans piper mot. (La tête d’Utamanha se tourna vers ce dernier. C’était une marque de politesse de rendre à celui qui vous observait son regard. Elle le reconnut. Son aura bien plus tangible que dans l’enchevêtrement des esprits de cette réunion …)

Vraiment une table de coincés, à moins que le genre d’amnésie qu’ils partageaient leur ait fait oublier certaines conventions sociales. Il fallait tout leur réapprendre. Tout juste l’homme articula-t-il sa question d’une voix inexercée. L’ataréen fit mine de compter en l’air, ouvrant un doigt après l’autre. Un, deux, trois … « Nope, le compte est bon ! »

Hadrian reprit une gorgée de son cocktail, avant de poser le verre avec autorité, tel un juge frappant de son maillet. « Bon ! Et si on faisait un petit tour de table ? Puisque nous sommes amenés à nous entraider, » ajouta-t-il avec un rictus amusé, laissant son regard couler sur les trois Poichigeon qui lui faisaient face, « autant ne pas rester Machin, Bidule et Truc-muche. »

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Problème ? Le venin qui suintait de sa voix n’affectait pas Hadrian le moins du monde. Au contraire, un sourire en coin se laissa glisser sous son œil gauche, avec une certaine excitation — certains diraient masochisme, il avait assez relu ces échanges de messages où la jeune lune de sang menaçait de le planter, emoji en prime —, alors qu’il fit tourner la paille dans son verre, siphonnant les dernières particules grasses de glace vanille qui gisaient au fond comme du sable dans les abysses de soda. « A toi de me le dire. » La jeune femme semblait particulièrement … malléable. A garder de son côté.

Au choix du cocktail, deux voix dissidentes s’élevèrent, l’hésitation évidente dans le timbre. L’une semblait résignée, l’autre mentait. Un petit tac-tac sombre réprobateur s’échappa des lèvres d’Hadrian. « Hey, ne commence pas à mentir pour de si petites choses. Tu vas voir, » poursuivit-il en retrouvant instantanément sa légèreté coutumière, « c’est vraiment pas si mal ! » Le pauvre Steven — le jeune serveur en extra avait sans doute un vrai nom, sur son badge d’employé, mais même sur un esprit autre que celui de l’ataréen, il n’aurait pas laissé un souvenir mémorable ; il avait juste la tronche à s’appeler Steven — darda les yeux de gauche à droite, sans savoir où se mettre, avant de prendre la décision la plus raisonnable possible de retourner derrière le bar. Le plus vite possible.

Était donc arrivé le troisième et dernier Poichigeon. Il était donc temps pour eux — autant garder le meilleur pour la fin — de se présenter. La jeune femme, Fēi, fût la première à se lancer, avec un récit cohérent avec ce qu’elle avait déjà partagée lors de leur échange à distance. Au crédit d’Hadrian, il sut se taire, tout comme pour les deux suivants, se contentant de temps en temps de souffler dans sa paille avec, peut-être, une inspiration un peu trop bruyante entre le verre et l’air. Il garda un sourire poli. Tout juste ne put-il empêcher un tremblement en entendant la mention de la plage d’Oma-Oma. Ce n’était pas là qu’il avait perdu la tête … Mais la simple évocation de la plage, des vagues, suffisait à former un nœud dans sa gorge.

(Utamanha, aussi, restait à l’affût. De ces tremblements, infimes, dans les esprits vacillants qui lui faisaient face. Elle y allait mentalement de son commentaire, mais surtout, deux choses. Primo, qu’Oma-Oma, c’était vraiment une zone qui craint. Secundo, qu’elle allait devoir faire très attention à cette Fēi en particulier.)

« Au contraire, » lança Hadrian à la dernière remarque de Salim, « vous avez plei—ein de choses en commun ! Vous devriez devenir B-F-F, » et il avait bien écarté les lettres avec un faux mauvais accent d’Agapé, bé-aif-aif, « si c’est pas déjà le cas.

« Moi … Eh bien, puisque certains ne jouent pas le jeu, vous pouvez m’appeler Ata. Ça ira, » ajouta-t-il, jetant un regard en coin espiègle à Salim alors qu’il Pijako-tait ses mots. Est-ce qu’il ne pensait qu’à lui, ou à ce petit mensonge de rien du tout que Yuki avait laissé filer tout à l’heure ? Ce n’était de toute façon pas vraiment mentir : l’ataréen utilisait ce pseudonyme au moins aussi souvent que son nom de naissance — que celui-ci n’ait pas été terni, souillé par Bedwyr, était déjà un petit miracle en soi —, et s’il leur prenait l’envie de faire leurs propres recherches sur son identité, et il se doutait qu’au moins l’un d’entre eux le ferait, c’est bien Ata qu’ils trouveraient.

Un Victini, en effet, mais ça, il ne l’avait jamais caché.

« Et cette jolie demoiselle, c’est Utamanha ! » Avec un rare excès de génuine fierté, il avait lancé les mains en direction de la Lewsor, qui elle n’avait pas bougé d’un pouce, loin de l’exubérance de son Dresseur ; tout juste fit-elle une micro-courbette en guise de salutation. Ata et Uta faisaient une paire indissociable, donc autant qu’ils s’habituent à sa présence.

« J’adore l’astronomie, les films d’Hiroto Ito, ma couleur préférée est le vert, et j’ai monté un ou deux mods sur Wagominecraft. » Si les interlocuteurs d’Hadrian s’attendaient à ce qu’il balance également toute sa vie … Déjà, ils seraient déçus, oui, mais c’était leur problème. Et ensuite, l’ataréen n’était pas comme eux.

« Et, comme je l’ai dit à … au moins l’une d’entre vous, je suis un historien d’un genre un peu particulier. Voyez-vous, » il se laissa basculer légèrement sur le dossier de sa chaise, détendant nonchalamment les bras au-dessus de sa tête, étouffant un baîllement, « je pense qu’il y a un lien entre vos amnésies, » il descendit une main devant lui, comme s’il tenait une sphère invisible, pour les représenter, « l’Histoire perdue d’Ahovu, » la seconde main descendit juste à côté de la première, « et Trismegis, » Utamanha avait levé un bras, comme une parfaite extension de son Dresseur.

« Allons droit au but : Trismegis est responsable de vos amnésies, » — il avait dit ça sans la haine viscérale qui accompagnait habituellement la seule mention de l’Organisation, mais avec la platitude qu’on réservait à la simple météo —, « tout comme elle est responsable de l’amnésie qui a été infligée à l’ensemble d’Ahovu. » Hadrian colla ses deux mains ensemble. « Car vous n’êtes pas les trois seuls gugusses frappés d’une forme d’amnésie. Pour être honnête, ce qui vous est arrivé, je m’en fous. » Non, il n’avait aucune honte à affirmer cela, même si ses raisons étaient … Platement organiques. « Ce qui est important, c’est que cette amnésie concerne aussi tous les Pokémon modernes d’Ahovu. »

Il fit une petite pause, appréciant le silence qui s’était installé. « Que quelqu’un me demande pourquoi. »  L’historien avait beau ne pas garder de souvenirs permanents de ses classes, il avait toujours rêvé d’être enseignant, et son corps avait gardé certains réflexes qui trahissaient sa profession. « Allez, soyez pas timides ! On brainstorme ! »

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Hadrian n’avait pas bougé, dardant seulement les yeux entre Fēi et Utamanha. « Elle t’aime bien. Tu devrais être flattée, » ajouta-t-il, taquin, « elle n’accorde pas son attention à n’importe qui ! » Elle ne l’aimait pas, mais la Lewsor avait visiblement compris le message, baissant les yeux et se laissant doucement descendre sur son axe de lévitation, reprenant la contemplation silencieuse de son fond de soda encore intact. (Ses empreintes psychiques, en revanche, ne bougèrent pas, une vague constante au-dessus de la table, encore plus méfiante qu’à l’accoutumée. Elle jouait un jeu dangereux avec son Dresseur, et elle le savait.)

Les réactions ne tardèrent pas à venir. A commencer par le rejet de la jeune Fēi. Il s’y attendait. Sa réaction ne lui rappelait que trop bien ce sentiment familier qu’il avait ressenti, lorsqu’il avait présenté sa thèse à Uxie ; ce sentiment qui persistait, des années après l’accident, comme une vieille odeur de moisissure. Le visage d’Hadrian n’avait pas bougé d’un pouce ; tout juste, le seul moyen de trahir qu’il eut seulement entendu la menace, ses lèvres s’entrouvrirent pour laisser échapper un « brrr » articulé en toutes lettres, le reste de son corps ne feignant même pas de réellement frissonner. A l’inverse, c’était probablement le son le plus proche d’un ronronnement de Chacripan, qu’une gorge humaine ne puisse produire.

Ce fût ensuite le tour de Yuki … Presqu’immédiatement contre-attaqué par Salim. L’ataréen n’avait rien à ajouter, pour une fois, se contentant d’observer l’échange, la figure figée dans ce sourire perpétuel qui l’habillait. Si ses Poichigeon commençaient à se bagarrer entre eux, cela lui facilitait grandement la tâche.

(En entendant l’homme parler de squelettes dans le placard, Utamanha avait tourné la tête, croisant inévitablement son regard. La Lewsor le soutint — l’avantage de ne pas avoir d’yeux ayant la nécessité de paupières organiques —, commençant à concentrer sa poussée psychique, transformant la vague en tourbillon d’énergie. Elle ne se considérait pas comme particulièrement digne d’être admirée, si similaire à tous les autres de son espèce et de sa colonie, alors … Est-ce qu’il parlait d’elle ? De son secret ? … Probablement pas, mais elle ne saurait être trop prudente.)

Et maintenant, Ata pouvait mettre définitivement un visage sur les auteurs de ses deux dernières conversations.

L’ataréen attendit que Salim eut terminé, avant de négligemment se saisir de son verre. « Les Pokémon ne sont en effet pas si différents des humains. Même les mythes sinnohites pré-datant la colonisation d’Hisui parlent du mariage entre humains et Pokémon … » Il siffla le reste de soda et de glace fondue dans son verre — l’inspiration au travers de la paille résonna en essayant de faire passer ce qui devait ressembler davantage à présent à une flaque de pétrole. Ses yeux tombèrent sur Fēi, presque comme s’il avait oublié qu’elle se trouvait là. « Vous apprenez encore ce qu’est une métaphore, à l’école, pas vrai ? » Peut-être le sous-entendu lui échapperait, vu la révérence qu’elle semblait porter à ses professeurs ; mais après tout, Trismegis avait déjà fait effacer tellement de choses, une figure de style de plus ou de moins …

« Toi. » La main encore serrée autour de son verre, la paille en carton tombant toujours négligemment au coin de sa bouche, seul son index pointa en direction de Yuki. « Pourquoi tu crois que Trismegis a voulu effacer tes souvenirs en particulier ? » La petite patte de Bombydou qui se dessina, imperceptiblement, au coin de son œil droit, trahissait l’amusement puéril qu’il tirait de la situation. « C’est un peu égocentrique, non ?

« Effacer un seul souvenir est facile. » Coude sur la table, le doigt pointé pivota complètement sur sa gauche. « Même Uta pourrait le faire, là, tout de suite. » Il avait prononcé ces derniers mots avec une telle indolence qu’il aurait été difficile de prendre cette provocation au sérieux ; mais la Lewsor s’était quand même retournée vers lui, plus sèchement que ses mouvements habituels. Comme si quelqu’un avait soudainement vissé une toupie sous ses pieds.

(Non.)

« Mais vous avez raison. Effacer les souvenirs de tous les Pokémon et humains de l’île ? W-T-F ! » Ata posa son verre, avec un peu plus de force que nécessaire cette fois. Bon, il fallait reprendre un peu de sérieux. « C’est parce que vous considérez votre mémoire comme un truc un peu abstrait. Imaginez maintenant que votre mémoire soit un lieu physique. Genre … » Il prit une courte pause, faisant mine de réfléchir. « C’est votre petite retraite à la campagne. Vous avez travaillé toute une vie pour vous l’offrir. Il y a un grand jardin avec des tulipes … Jaunes. Vous aimez le jaune ? » Ce n’était naturellement pas une question sérieuse, et il n’attendit d’ailleurs pas qu’on lui réponde. « L’hiver, vous laissez la clé sous le paillasson. Les voisins le savent, ils prennent soin des plantes pour vous.

« Cette idée de lieu physique de la mémoire a déjà été étudiée par le passé, figurez-vous. Par une certaine Guidevendura, une chercheuse de Levalendura dans les années 2000. Elle a notamment étudié l’existence du Heylink, à Unys. Pour la mythologie unysienne, cet endroit serait le point de passage physique entre le monde réel et le monde des rêves des Pokémon. Gui-gui a mis au jour la possibilité que des Pokémon à priori irréels, avec des capacités jamais vues à Unys à l’aube de leur Troisième Civilisation, soient venus de ce monde en passant par le Heylink. » La démonstration avait surtout pour but de démontrer qu’Ata n’était pas un affabulateur. Ou au moins, qu'il n’était pas que ça.

« Partant de ce postulat, il serait aisé d’imaginer qu’au lieu d’ouvrir une porte vers ce monde, elle soit fermée et verrouillée. Que les gentils voisins oublient vos plantes, ou jettent la clé et mettent le feu au jardin. Le problème, Messieurs-dames, n’est pas de savoir si c’est possible, mais, » il se remit droit sur les quatre pieds de sa chaise, penché au-dessus de la table, et son sourire se métamorphosa en quelque chose de plus … Malsain, trahissant pour une fois son âge véritable, « qui ou quoi aurait les moyens de le faire. » Il n’avait pas besoin de le dire à haute voix : l’accusation pendait au bout de sa langue, brûlait, tel le venin d’une Séviper. L’Organisation Trismegis.

« Et vous, vous êtes juste … Les dommages collatéraux. »

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C’était facile de faire monter Fēi dans les tours. Trop facile. Quant à sa pique sur Uxie, si elle pensait que ça allait faire effet … Oui, d’accord, ça faisait son effet ; mais peut-être pas celui qu’escomptait la jeune femme. Il était vrai que, fût un temps, Hadrian avait touché du doigt ce rêve, d’enseigner à l’Académie, par fierté de de dyn ou simplement pour faire plaisir à ses parents, il n’en était plus tout à fait sûr — et ça n’avait plus aucune importance d’ailleurs. Maintenant ? Même si on occultait son handicap, le simple fait de s’imaginer partager le même air que ce ramassis d’hypocrites faisait monter la bile au fond de sa gorge. « Et toi ? Pourquoi tu tiens tant à la défendre ? » Le sourire de l’ataréen s’était élargi, si une telle chose était encore physiquement possible, les lèvres affinées comme le fil de la toile d’un Migalos. « Et pour qui ? » Il n’avait pas manqué de se remémorer le père. Le petit point faible de la lycéenne.

Hadrian ne réagit pas davantage à la réponse — si on pouvait appeler ça une réponse, la remise en question étant visiblement une qualité étrangère aux flicards de Trismegis — de Yuki. Son expression amusée n’avait pas bougé ; seul un clignement d’yeux, lent, précis, tel un Mascaïman émergeant du sable, aurait trahi que les paroles de l’homme eussent seulement traversé ses oreilles. Il était prévisible. Rien de moins qu’un excellent spécimen de la propagande acharnée de l’Organisation. Il aurait presque eu un sentiment de la pitié pour ce que l’ataréen aurait pu devenir.

Presque. Faut pas exagérer non plus.

De toute façon, sa démonstration montrerait sans aucun doute possible, même pour une gamine, même pour un lèche-botte, qu’Hadrian n’avait jamais eu et n’aurait jamais besoin de l’Académie. Et mis à part les doigts de Salim qui jouaient d’un piano muet sur la table dans le coin de sa vision, personne ne l’interrompit ; c’est donc qu’il les avait dans ses filets. Oh, ils se débattraient comme des Froussardine, bien sûr. Quand il eut terminé, il n’y eut que l’intervention de principe de Fēi, qui fut ignorée de tous, même de l’ataréen. L’espèce de silence flottant était une arme suffisante. Pour quelqu’un qui défendait tant l’Académie Uxie, elle n’était pas le couteau le plus affûté du tiroir, pour dire ça gentiment. Puis, Yuki éleva à nouveau la voix, allant cette fois droit au but.

Un faux soupir bien appuyé. « Je sais, c’est le seul truc qui vous intéresse, » Hadrian avait noué ses mains ensemble sous son menton, la bouche en cœur et l’air contrit d’un Roucool au cœur brisé, mais avec un dédain non-dissimulé dans chacun de ses mots, pointé comme des lames, « vos précieux souvenirs. »

Bleh ! Quel égoïsme ! Ata visait bien plus haut, bien plus grand qu’eux.

« Cependant, » finit-il, retrouvant immédiatement sa bonhomie de façade, « si vos amnésies sont liées au même phénomène, alors trouver les clés pour débloquer vos souvenirs, c’est trouver les clés de la mémoire de tout Ahovu. » Nonchalamment, il avait attrapé un des verres restés posés sur le plateau du bout des doigts, comme si le simple contact du rebord pouvait l’empoisonner ; faisant glisser un verre de cocktail Soda Cool devant le nez de Fēi en guise d’apaisement. « Et vice-versa. » L’acide crépitait bruyamment en essayant de consumer la boule de glace qui gisait au fond.

« Tout ce que je vous demande, c’est de me faire savoir le moindre souvenir qui reviendrait. Ou plutôt, comment. Quels sont les déclencheurs, » compléta-t-il en espaçant les syllabes, avec ce faux air de croire que le mot même put leur être étranger. « Et moi, en retour, je vous offre mes informations. C’est honnête, non ? »

Un deuxième verre allait atterrir devant Yuki. Heureusement, Salim l’avait échappé belle—

« Où tu vas ? » Ou pas. L’homme était en train de se lever, sans nul doute pour aller traficoter quelque chose aux toilettes. Quoi exactement … Hadrian feignit l’idiot. « Tu peux pas partir, c’est le meilleur moment ! » Il avait à peine bougé la tête dans sa direction, mais Utamanha l’avait suivi d’un regard pressant, comme une seule extension du corps de son Dresseur.

(La Lewsor n’utilisa pas de sa poussée psychique pour le retenir. Elle n’avait jamais contrôlé un être humain — un être humain autre que son Dresseur, s’entend — et elle n’avait pas particulièrement envie de tester cette capacité. Mais juste le regarder … Semblait suffisant.)

L’ataréen ne pourrait évidemment pas l’empêcher de vérifier ses informations — et Ata ne le craignait pas, car il n’avait rien à cacher — … Après. C’était très impoli de quitter la table en pleine discussion ! Et comme pour le forcer à rester assis, il versa une partie du verre destiné à Yuki directement dans la tasse vide. « Tiens. »

Il marqua une courte pause, jaugeant les réactions des deux autres. « Évidemment, je ne m’attends pas à ce que vous me fassiez confiance comme ça. Alors, je vous ai préparé un petit cadeau, en signe … » Il avait commencé à fouiller dans les poches de son blouson, peut-être bien trop larges et bien trop pleines de débris inutiles, au vu du temps qu’il lui fallut. Qui gardait encore une boulette de papier alimentaire gras ? Hadrian, apparemment … « De bonne foi. Ta-da ! »

Il finit par extraire une petite clé numérique, la brandissant en l’air tel le chevalier, la lame sacrée de Zacian.

« Je suppose que le nom d’Ivar Madsen vous est familier ? »

ft. Amnésiques Anonymes Véronèse ‥ ∴ · ∴·