Un sourire imperturbable était présent sur les lèvres de la Commandante Pristi. Malgré son accident du 16 Octobre et le fiasco qui en avait découlé. Elle aurait tellement aimé pouvoir écraser ces Feux-Follets comme des cafards. Elle en gardait un souvenir plein de frustrations et d’amertume. Elle s’en était largement remise, depuis le temps, encore heureux. La guerre idéologique ne faisait que commencer, et elle était justement en train de rassembler ses pions.

Le pion d’aujourd’hui, parlons-en. Il s’agissait de ce petit professeur d’Histoire de l’Académie Uxie. Le même qui avait la langue bien pendue lors de la réunion et que la Pristi avait bien su remettre à sa place. En espérant que ses recherches, dont il parlait depuis la réunion, aient porté leur fruit !

Elle l’avait donc fait entrer lorsqu’il s’était annoncé. Puis, il avait déposé des notes manuscrites. Voilà qui est amusant. Une trentaine de pages, selon l’expertise de la Commandante. Plus personne n’écrivait à la main, de nos jours, ce qui piqua davantage sa curiosité. Un drôle d’oiseau, ce Professeur Umalei. Pourvu qu’il reste bien sagement dans sa cage, au risque qu’elle ne doive lui couper les ailes~



“Souhaitez-vous que je m’adonne à une lecture à voix haute de vos travaux ?”, avait-elle questionné du même sourire imperturbable, avec une pointe de cynisme. “Ou alors préféreriez-vous me résumer le contenu de votre rapport pour que nous en discutions de manière plus fluide ?”

Masha Pristi ne craignait rien, bien qu’elle n’ait pas lu plus loin que la première page en la scannant méthodiquement. Ces informations pouvaient être bien compromettantes, sans doute. Pour autant, elle souhaitait les entendre de vive-voix. Ensuite, elle déciderait du sort de ces fragiles petites feuilles de papier. Et, oh, naturellement du sort de ce petit oiseau d’albâtre qu’elle avait en face d’elle.

“Venez vous asseoir. Je suis certaine que tout ceci va être divertissant. Je vous l’avais bien dit, lors de la dernière réunion. J’attendais avec impatience le fruit de vos travaux.”

Ses lèvres articulaient à la perfection, appuyant sur des mots bien spécifiques. Était-ce de l’intimidation ? Était-elle honnête ? Elle était telle une prédatrice s’amusant avec sa proie, la caressant pour mieux la croquer ensuite.

L’interrompre, elle n’allait probablement pas le faire. Elle préférait resta là à l’observer, et à guetter le moindre doute. S’il en avait un seul et unique instant, ce sera fichu pour lui. …Et dans tous les cas, la moindre erreur allait être fatale. La Pristi n’y manquerait pas. Elle était déjà connue pour n’avoir que très peu de pitié - à se demander si elle avait un cœur, en fait.



“Très bien, allez-y. Vous êtes un excellent professeur, par conséquent, un très bon orateur. Je ne devrais avoir aucune raison de vous interrompre, puisque vous maîtrisez votre sujet de recherche à la perfection.”

Tant de compliments, ça n’était pas très commun, venant de sa part, ce qui pourrait s’apparenter davantage à du sarcasme qu’autre chose. Si cela pouvait impressionner les esprits les plus fragiles, il fallait tenir bon. C’était sans doute l’un de ses tests. L’Organisation ne pouvait être composée que d’une élite sûre d’elle.

Voilà qu’il rentrait dans le vif du sujet. Masha écoutait tout cela avec la plus grande attention, à l'affût de la moindre chose à redire. L’événement du Festival de l’Aube ? Lié au Grand Désastre ? Elle se retint de laisser échapper un rire. Plus ou moins, en réalité… Oui, il y avait bel et bien un lien, même s’il demeurait mince et qu’il n’expliquait pas tout, et de très très loin. Pour autant, c’était déjà bien d’y avoir pensé, vu le gouffre historique qui existait. On ne pouvait pas découvrir toute la Vérité en quelques semaines ou mois. Même en une vie, cela n’était pas permis à tous.

Un hochement de tête de contentement assez discret, pour cette première partie, en tout cas. Elle n’apprenait rien de nouveau, cela dit.

Mais c’est qu’il touchait un sujet intéressant, ce petit professeur ! Rien de parfaitement réel et avéré, mais il avait essayé~ La recherche de puissance était bel et bien ce qui avait potentiellement pu créer le Grand Désastre, mais qui pouvait réellement toucher la Vérité ? Personne n'était encore là pour l'affirmer ! Qui la détenait réellement ? Un énième sourire, un peu plus marqué, cette fois. Nous ne pouvions pas contrôler la nature ? Elle n’était pas d’accord avec ce point. Si l’on laissait la nature faire, cela causerait la perte de l’Humanité. Elle roula légèrement des yeux en entendant parler de l’échec de Lost Hovel, tout de même. Autant laisser de côté les erreurs du passé.

Un autre sujet, désormais ? Ah, oui. Cela avait éveillé de multiples critiques, ce manque de sécurité qui était absolument exceptionnel. C’est pourquoi l’Organisation avait besoin de renforcer ses rangs et de recruter à tout prix, pour qu’il y ait toujours du monde pour protéger la ville haute comme la ville basse. Elle serrait discrètement le poing. Elle avait besoin d’éradiquer ces cafards que représentaient les Victinis à ses yeux. Ils commençaient à être vraiment dangereux. La blessure qui avait été tracée dans sa jambe par un Feux-Follet lui brûlait encore.

“Bien, maintenant que nous en avons terminé, j’aimerais revenir sur quelques points. Vos hypothèses sont très intéressantes et prouvent que vous avez effectué des recherches minutieuses, cela va de soi. Dommage que ne soyez pas chercheur, cela dit. Cependant, elles ne sont que des hypothèses invérifiables pour certaines.” Une très courte pause. Elle avait encore tout le discours du professeur bien ancré dans sa tête. “Soyons clairs. La Nature est ce qui aurait pu causer la perte de l’Humanité il y a 300 ans. Elle la menace toujours, et encore. Sans relâche. Si vous n’aimez pas le terme de “contrôler” celle-ci, parlons simplement de limiter ses ravages pour le maintien de la civilisation humaine. C’est là, le but de l’Organisation. Protéger nos citoyens et permettre à tous de vivre décemment.”

Elle allait continuer son monologue, puisque c’était ainsi que le petit professeur avait parlé. Elle n’avait pas spécialement le même avis concernant la technologie, mais elle savait le professeur Umalei assez atypique. Devait-elle le brosser dans le sens du poil ? Après tout, il était un allié. Il n’y avait pratiquement aucune chance qu’il s’allie avec ces rebelles qu’elle exécrait.

“Rassurez-vous. La sécurité a été drastiquement renforcée dans les Quartiers Militaires de la ville haute. Nos forces armées et policières sont constamment sur le qui-vive, depuis cet échec qui n’aurait jamais dû avoir lieu, je le conçois. Quant aux fouineurs qui ont participé à ce vol d’informations, disons qu’un de nos Lieutenants a réussi à en identifier une… Et que l’enquête concernant l'identité des autres avance extrêmement bien.”

Ils allaient tous y passer. …En tout cas, c’était ce qu’elle souhaitait. Leur capture dissuaderait sans doute les autres de recommencer. L’Organisation avait des yeux partout et ne laisserait jamais la moindre erreur se produire à nouveau. C’était là son serment, quitte à ce qu’il y ait des dégâts collatéraux à cacher sous le tapis.

“Quant à votre engagement pour Trismegis, vous faites bien. Nous vous avons donné une place parmi le corps enseignant en connaissance de vos capacités à former la jeunesse, après tout.”

Par contre, elle n’avait pas forcément apprécié qu’on lui donne des conseils qui s’apparentaient à des ordres. Son sourire s'était en partie estompé, même si elle s'était efforcée à le reprendre.

“Professeur Umalei… Il va falloir que vous appreniez à vous mêler de vos affaires~ Vos conseils, aussi avisés soient-ils, ne seront pas toujours appréciés par vos supérieurs. Vous n’êtes qu’un simple professeur, c'est là votre place. Nous savons très bien ce que nous avons à faire. Faites très attention à qui vous parlez et à ce que vous présumez.”

Un peu plus de fermeté. Manier la Vérité plutôt que de la cacher, c’était à peu près ce qu’ils avaient toujours fait, sauf exceptions... importantes. Quoiqu'il en soit, elle avait bien une idée derrière la tête pour conserver près d’elle ce mouton noir qui pourrait éventuellement poser problème, avec sa grande langue et son nez de fouine.

“Bien~ C’est un entretien très fructueux, comme je m’y attendais.” Ironie ? Mystère. “En tout cas, votre dévouement à l’Organisation sera retenu. Par ailleurs, j’aurais bien quelque chose à vous proposer, si tant est que ça puisse vous intéresser. Si tant est qu'éradiquer le mal de l'Organisation à la racine pour redonner confiance au peuple vous intéresse, évidemment. Ce sera là l'occasion de redorer notre blason, en plus de gonfler votre renommée.”

Elle croisait ses doigts et observait le professeur de son regard vif. On croirait presque une démone cherchait à ce qu’on établisse un contrat avec elle.

Pas un chercheur, mais un homme de passion qui travaillait sans se soucier d’être payé ou non ? C’était parfaitement bien reçu par l’Organisation, un tel dévouement ! Bien entendu, payer ses travailleurs était obligatoire, mais si en plus ils le faisaient davantage par passion que pour remplir leur assiette et espérer partir en vacances à Uchinâ, c’était parfait.

“C’est fort louable de votre part. Si seulement tout le monde était comme vous !”, se permit-elle de déclarer, probablement honnête, pour une fois, et pas complètement mesquine. Quoique, personne ne pouvait le savoir. “Exactement. Pour la sécurité de la population, nous avons de très strictes limites à imposer. Nous ne souhaitons pas reproduire les erreurs du passé, après tout. Vous devriez partager mon point, puisque votre discipline est en partie née du désir des intellectuels de ne pas reproduire ce qui a causé la perte de nombreuses civilisations. L’Histoire telle qu’elle a été écrite existe dans ce but.”

Elle maniait ses paroles dans le but de mettre le Professeur Umalei dans sa poche un peu plus facilement. Aller dans le sens de ses pions, c’était un moyen de les garder proches de soi, et ensuite de les manipuler à sa guise. Peut-être était-ce comme cela qu’elle était parvenue à devenir Commandante, qui sait ? En tout cas, elle en avait les qualifications, déjà.

Quoiqu’il en soit, elle ne s’en faisait pas tellement, puisque l'enseignant qu’elle avait en face d’elle semblait très malléable. De son point de vue. Personne ne l’était jamais complètement.

“Pas que vos conseils me déplaisent, mais vous n’êtes pas bien placé pour en donner. Et en effet, le pouvoir est une chose que tout le monde n’est pas capable de gérer, bien que nous soyons plusieurs à la détenir.” Elle marqua une courte pause, réfléchissant à cette histoire de conseillers et de roi. Elle n’était pas entièrement au sommet, donc elle ne pouvait pas tellement l'appliquer à elle-même. Cela dit, elle siffla tout de même : “Et vous pensez avoir les épaules pour être mon conseiller ?”

Un énième sourire mesquin, qui faisait perdre confiance à n’importe quel esprit un peu trop faible. Elle le mettait décidément à l’épreuve. Il n’avait toujours pas flanché, ni été intimidé. Peut-être avait-il le cran et les capacités nécessaires pour devenir Lieutenant ? C’était amusant, tout cela, à ses yeux.

“Je vois difficilement comment un professeur avec une simple maîtrise d’histoire pourrait donner des conseils avisés à une ancienne haute placée de la police scientifique, dans le cadre de la sécurité publique. Nous n’avons rien en commun. Je suis tout de même épatée que vous ayez le cran de le faire.”

Dernière pique, on l’espère. Mais elle faisait probablement selon pour piquer l’égo de l’enseignant afin qu’il se motive à repousser ses limites et gravir rapidement les échelons.

“Mais cela me touche que vous reconnaissez où est votre place - pour le moment - tout de même. C'est une preuve de sagesse que tout le monde n’a pas.”

Un sourire était revenu étirer ses lèvres, après ces derniers mots venimeux comme les crochets d’un Nostenfer. Il était temps de lui parler de cette mission au sujet de l’orphelinat.

“Un Orphelinat situé dans la Basse-Uthyrgham pourrait ne pas respecter le protocole très strict de ce genre d’établissement. Il existe beaucoup de maltraitances envers les jeunes orphelins, et j’aimerais que vous accompagniez l’Inspecteur Mirza dans cette enquête, dans le but d'éliminer ceux qui tache notre réputation. Peut-être qu’il sera le roi que vous aurez à conseiller, afin qu’il ne s’égare pas.”, dit-elle pour reprendre la métaphore d’un peu plus tôt, toujours joueuse. “Deux militaires, un médecin et… une âme charitable du même district que vous seront également à vos côtés, vous ne serez donc pas livré à vous-même.”

L’âme charitable, pour ne pas dire "agriculteur", elle avait combattu à ses côtés. Il n’était pas d’une utilité grandiloquente, mais quand on manquait de petits bras… On faisait comme on pouvait.

Masha Pristi n’avait plus grand chose à ajouter, maintenant qu’elle avait entendu le professeur et le fruit de ses recherches. Et d’autant plus depuis qu’elle lui avait donné cette mission qui lui permettrait de faire ses preuves auprès de l’Organisation Trismegis. Un tout nouveau petit Lieutenant supplémentaire qui lui apporterait beaucoup, ça ne se refusait jamais~

Pour autant la Pristi tiqua sur le fait qu’Umalei étant d’accord mais en principe. Un regard d’abord interrogateur, froid. Puis un certain cynisme quand celui-ci lui demanda de lui accorder une pleine confiance.

“Je vous accorderai ma confiance lorsque vous aurez pleinement fait vos preuves. C’est une chose qui n’est pas innée, mais qui se gagne avec le temps et surtout qui se mérite. Néanmoins, je vous fais confiance pour vous démener, et ainsi la remporter triomphalement.”

Il laissa échapper ensuite une information qu’elle jugea très intéressante de bien noter. La capacité d’absorber dans son cerveau tout ce qu’il lit et de tout retenir sur le long terme ? Il serait un excellent archiviste, dans le domaine historique, en tout cas. Peut-être que certains d’entre eux commençaient à être un peu trop vieux pour ce travail ? Mh… Une place pourrait aisément se libérer, si elle le souhaitait, non ?

“Je vous fais confiance pour retracer l’historique de cet orphelinat ! Quand bien même, le plus important sera de vérifier si ce qu’il s’y passe dans le présent est acceptable ou non.”

Il lui vendait à nouveaux ses dons intellectuels, sa passion pour sa lecture et sa super-mémoire dont elle allait bien évidemment se servir de nombreuses fois, si elle le pouvait.

“Fort bien. Je lirai votre enquête dans la journée, même si je suppose que vous êtes très bon pour synthétiser à l’oral ce genre de document. Je vous le renverrai par voie postale lorsque j’en aurais terminé.”

Elle n’ajouta pas qu’elle en garderait une copie personnelle et numérisée, au cas où.

“Bonne journée, Professeur. Je vous recontacterai bien assez tôt.”

Un dernier sourire avant que son visage disparaisse derrière la porte. Restait maintenant à voir si cet arrangement avec la Commandante Pristi était une bénédiction, ou au contraire, le plus grand regret qu’Hermes Umalei vivrait tout au long de son existence. Son pire cauchemar.