(Utamanha n’était habituellement pas du genre à sortir de sa Poké Ball d’elle-même. Ce n’était pas parce qu’elle n’appréciait pas la compagnie de son Dresseur. Bien au contraire : ces derniers temps, Hadrian se retrouvait dans pas mal de coups fourrés … Ce qui, admettons-le, arrivait plus souvent qu’elle ne le voudrait bien, s’il n’en était pas carrément l’instigateur ; et la Lewsor veillait au grain. Elle le regretterait, bien sûr, comme elle regrettait le secret du souvenir volé, mais elle était prête à, quelle était l’expression consacrée, déjà … Remettre les pendules à l’heure.

Mais Utamanha était aussi parfaitement consciente des regards des habitants de Véronèse. Pas si différents de ceux qu’elle avait connu jadis dans la grande capitale, la Haute-Uthyrgham. Ça la gênait. Ils avaient tous changé, depuis que le Champion d’Arène avait prêté allégeance à cette Organisation. Comme si le district tout entier avait changé son battement de cœur sous la seule impulsion d’Azusa Harushige, partageait comme un seul être son mépris à l’égard de tous les Pokémon. Il y avait quelque chose de cocasse, dans cette situation … De voir l’indépendance si chère aux autres êtres humains, disparaître si facilement sous la menace d’une minorité.

Le corps d’argile de la Lewsor n’était pas capable de sourire. Mais elle laissait ce privilège volontiers à son Ata.)

Alors, oui, il était vrai qu’en se baladant dans les rues de Véronèse, Hadrian pensait à Azusa. Il pensait à d’autres choses aussi, évidemment — son prochain entretien avec Shimiya, les évaluations de mi-semestre, la fringale dévorante d’un donut fourré recouvert de chocolat blanc qui le poursuivait depuis la vitrine de la boulangerie de la rue Hon —, mais son esprit revenait invariablement au Champion d’Arène. Il supposait que c’était une mécanique naturelle de son cerveau, de développer ce type d’obsessions, à force de répétitions. L’ataréen ne voulait pas oublier, que le type avait trahi le district. Pour Trismegis.

La nouvelle ne semblait pas faire plus de vagues que ça, au sein du Groupe Victini. Ce n’était pas les idées qui manquaient … C’était la conviction de les réaliser. Pourtant, Azusa avait été choisi par leur leader, par l’ancien Maître. Comme quoi ! Son jugement n’était pas forcément le plus fiable. Il avait vieilli. Mais Ata n’abandonnerait pas Atara.

C’était là que traînaient ses pensées — là, et à ce morceau de chewing-gum qui semblait s’être planté sous la pointe de sa semelle droite — quand il avait tourné la tête vers la salle d’arcade. Et quand Utamanha, contrairement à son habitude, avait surgi hors de sa Poké Ball, flottant par la porte grande ouverte à l’intérieur, en quête de ce qu’elle avait vu (à travers ses yeux à lui). Elle n’était pas rapide, mais l’étonnement figea Hadrian une petite seconde. Uta ne faisait pas ça. Et il avait beau se dire indépendant, voir sa guide s’éloigner, fût-ce de quelques misérables mètres, il se sentait tout nu.

La Lewsor n’était pourtant pas allée loin. Elle s’était plantée près d’un gamin qui jouait sur une machine. Ou plutôt, derrière le gamin, le dévisageant en regardant à travers son seul reflet, les doigts serrés timidement sur son poitrail.

« Eh, mais c’est toi … ! » Hadrian l’avait dit avec juste assez de force pour couvrir le brouhaha de la salle, et peut-être faire tourner quelques têtes curieuses. L’une ou l’autre de ces têtes, autre qu’Utamanha elle-même, savait qui était ce gosse qui captivait soudainement sa Lewsor.

Parce qu’en ce qui le concernait ? Il n’en avait pas la moindre idée.

ft. Azure Lodmer Véronèse ‥ ∴ · ∴·

Hadrian n’eut pas besoin de réfléchir ; si tôt que le gamin eut commencé à parler, avec ce tremblement dans la voix, aussi tangible que du verre brisé, Utamanha avait doucement reculé sur son axe de flottaison, baissant le regard sur ses doigts entrelacés, timide. (Et un peu vexée, aussi. Elle savait parfaitement que beaucoup de gens de cette époque craignaient les Pokémon, l’idole incluse, mais elle osait croire que ce qu’elle voyait dans les films qu’elle adorait avait une part de sincérité, et pas juste la nostalgie d’une époque désormais reléguée à la pure fiction. Le sourire qu’il lui offrit la transporta.)

L’ataréen s’était rapproché, traversant sans aucun complexe le mur de murmures qui s’élevait dans la salle d’arcade. « T’es bien … » C’est ça, fais genre que tu le connais.

Cette fois-ci, c’était son Dresseur qu’Utamanha dévisageait ; sauf qu’à l’inverse du gamin, Hadrian savait déchiffrer son immuable visage d’argile. Ou plutôt, il était plus réceptif à son intention. Puisqu’elle ne pouvait pas parler — et vu sa précédente réaction, les quelques rares échos caractéristiques de son espèce auraient sans doute achevés son idole —, elle pouvait au moins le faire à travers lui. L’ataréen n’appréciait habituellement pas que la Lewsor ne s’empare de lui (et elle-même ne forçait la poussée psychique qu’en cas de danger immédiat ; elle craignait bien assez de lui avoir volé un certain dernier souvenir, elle n’allait pas en rajouter), mais il pouvait bien lui faire cette faveur.

L’ataréen sentit un picotement chaud qui remontait timidement le long de sa mâchoire, avec la poussée d’Utamanha, comme celui qui anticipe le goût acidulé d’un bonbon. « … Azur-Est-L’Ode-Mère. »

… Ce n’était sans doute pas la bonne prononciation, ok. Elle ne lui avait pourtant pas paru très compliquée, lorsqu’il l’avait vu dans son esprit. Pour la défense de la Lewsor — qui traça deux cercles de lumières jaunes, un peu gênée d’avoir ainsi massacré le nom d’une de ses idoles —, elle n’était pas exactement experte en manipulation de corps et de cordes vocales humaines. Il n’espérait pas reconnaître son visage — lorsqu’il avait eu son accident, le gamin devait avoir … Neuf ou dix ans, à tout casser ? —, mais Lodmer, ça lui était très vaguement familier, sans qu’il ne puisse mettre le doigt dessus. Ce qui était, à certains égards, encore plus frustrant. Il supposait que c’était un de ces noms qu’il avait dû entendre dans son enfance, qu’il était alors trop jeune, ou trop futé, pour en comprendre l’importance. Sans doute un parent.

(Utamanha résistait à la tentation de lui évoquer le souvenir d’Azure Lodmer. Mais quand même — c’était Azure Lodmer ! Le jeune acteur prodige du prince infirme du Murmure des Ponyta ! Le film ne rappelerait rien à son Dresseur, pas davantage que le reste de la carrière.)

Bon, dans tous les cas, il fallait rattraper la situation. Être naturel. Jouer la comédie, il connaissait un peu aussi. « Hey, qu’est-ce que vous regardez ? » Le regard d’Hadrian parcourut la salle, feignant l’ignorance totale. « C’est mon pote, » ajouta-t-il, se maquillant d’un sourire presque carnassier, et il supposait qu’il avait pour une fois une certaine chance d’avoir gardé son physique d’adolescent inachevé, sans quoi une telle phrase aurait été beaucoup plus malsaine. « Trouvez-vous le vôtre ! » Cela suffit en tout cas à faire se détourner les dernières têtes qui s’attardaient. Les ataréens étaient, pour le meilleur comme pour le pire, des gens dociles.

Une fois qu’il fût bien sûr que tous étaient retournés vaquer à leurs occupations, Hadrian se pencha vers Azure ; presque au travers de lui, s’il avait pu le faire, son regard passant par-dessus son épaule en direction de l’écran de la borne. « Alors, à quoi on joue, aujourd’hui ? »

Utamanha, quant à elle, ne s’était pas rapprochée, mais persista à fixer son idole. Sans broncher.

ft. Azure Lodmer Véronèse ‥ ∴ · ∴·

Le visage d’Azure avait viré au rouge pivoine ; ce qui, même dans la semi-obscurité de la salle d’arcade, le faisait ressembler davantage à un feu de signalisation. Une chose à ne pas devenir devant Hadrian, l’ataréen gratifiant le gamin de son espiègle sourire de Chacripan. Est-ce que c’était répréhensible — genre, moralement — de s’en prendre à un adolescent, si ce dernier était une genre de célébrité junior ? En tout cas, ça l’amusait beaucoup. Et ça le distrayait des … autres choses qui tournaient dans son cerveau, comme des Magicarpe idiots essayant de gober un reflet de lune.

« Mais nous, on te connaît, Azure Lodmer, » lança-t-il simplement — et en profita pour corriger sa prononciation du nom, beaucoup plus naturelle lorsqu’il avait la maîtrise de ses propres cordes vocales —, comme si cette simple affirmation réglait le problème. « De toute façon, » ajouta-t-il, s’engouffrant sans gêne dans la brèche invisible que venait d’ouvrir l’adolescent, s’appuyant sur la borne d’arcade, « je crois qu’Uta a envie de rester. »

La dénommée Utamanha n’avait en effet pas bronché : le seul signe qu’elle fût seulement active, pour les standards propres à son espèce, fût de continuer à se triturer les doigts contre sa poitrine.

(La Lewsor ne savait pas trop quoi faire, en fait. Elle n’avait jamais rencontré un de ses idoles qu’elle ne voyait d’ordinaire qu’au travers des écrans de télévision — nonobstant que la plupart de ces fameuses idoles n’étaient déjà plus de ce monde. Et sa nervosité était bien tangible, pas besoin d’être un Pokémon Psy pour ça. Il aurait été tellement plus simple de pousser dans son esprit, juste une fois, pour lui dire qu’elle était fan, qu’iel ne craignait rien … Mais en plus d’être très impoli, cela ne ferait sans doute que corser les choses.)

« J’ai fait quelques hauts-scores sur ce jeu. » Hadrian avait tranquillement lancé une nouvelle partie. Même s’il n’en se souvenait pas, quand on jouait un peu, comprendre les mécaniques d’un nouveau jeu relevait presque de la mémoire musculaire. C’était un mensonge facile à produire. Cette illusion de normalité.

« Tu devrais lui serrer la main. » Les yeux de l’ataréen n’avaient pas quitté l’écran de la borne, mais il était assez évident de comprendre de qui il parlait. D’ailleurs, Utamanha, prise de court, avait pointé les mains en avant, les lumières au bout de ses doigts dansant frénétiquement, sans savoir quoi dire. Jaune, vert, jaune-jaune, rouge. « Tu n’as pas peur d’elle, j’espère ? »

Les lumières s’arrêtèrent sur le rouge. Hadrian semblait transfixé, sourcils froncés dans une intense concentration de façade trop occupé à déplacer les unités de base de Chétiflor de son côté du terrain — il ne fallait pas rater l’arrivée des Nosferapti ! —, cependant, quiconque connaissait Ata savait qu’il avait toujours une idée derrière la tête. Les Chacripan, après tout, deviennent de redoutables Léopardus …

ft. Azure Lodmer Véronèse ‥ ∴ · ∴·

Azure avait dit hm ; et sans le regarder, le coin des lèvres d’Hadrian se souleva en un demi-sourire. Pour quelqu’un qui ne prêtait pas attention, il aurait juste pu être en train de réagir au jeu, ses yeux suivant au millimètre la lente avancée de la première vague de Nosferapti pixelisés — qui allait inévitablement se briser les ailes sur son armée de Chétiflor parfaitement placée. Mais non, l’ataréen réagissait bien, imperceptiblement, à la réponse du gamin. Ce dernier aurait pu rétorquer, oui, et alors, ou il aurait pu mentir ; mais il avait juste dit hm, et cette non-réponse en disait bien plus.

« Utamanha, » corrigea-t-il machinalement, alors que cette dernière avait à nouveau pivotée sur son axe en direction d’Azure, vivement — peut-être trop vivement, comme si elle eut peur que son idole eut remarqué qu’elle avait un seul instant quitté des yeux sa vénération. « Elle est belle, pas vrai ? »

(La Lewsor hésitait. Il avait peur, elle n’avait certainement pas besoin de ses pouvoirs psychiques pour le ressentir ; un aveugle l’aurait vu. Elle soupçonnait d’ailleurs que c’était la raison pour laquelle son Dresseur jouait avec lui — car oui, le vrai jeu ne se trouvait pas dans l’arcade. Elle devait peut-être lui signifier qu’il l’embarrassait, quand même. Mais en même temps … Elle savait qu’il n’était pas censé la craindre. Ce n’était pas dans l’ordre des choses, c’est ce que son Ata dirait. Et Azure Lodmer devait le savoir aussi … Il avait joué le prince du Murmure des Ponyta, après tout. C’était le thème. Et puis, qu’aurait-elle fait d’un vulgaire morceau de papier ?)

« Souvent, oui, » Hadrian répondit-il, jonglant entre les touches avec une aisance de pianiste pour installer ses nouvelles unités. Encore un mensonge facile, même si celui-ci lui semblait … Juste. « Et ne m’appelle pas Monsieur. Hadrian suffira. On est potes, après tout. » Dans sa voix, ce mot résonnait avec une ironie mal dissimulée. Par contre, Azure, il devait taper les hauts-scores dans la capacité à éluder les questions gênantes …

L’ataréen mit le jeu en pause — « Tiens— » et commença à fouiller dans la poche de son blouson, faisant mine de trier parmi les vieux papiers qui s’y trouvaient : un post-it jaune, un petit tas de notes griffonnées dans un code obscur que seul lui aurait sans doute été capable de comprendre — et même ça, ça pouvait être remis en question —, et une boule qui avait dû être un ticket de caisse et qu’il s’empressa d’aplatir à nouveau à la hâte. « Voilà, ça fera l’affaire ! »

Avant de le déposer entre les doigts ouverts d’Utamanha.

(Oh.)

La Lewsor resta un instant interdite, les bras tendus, avant de se rapprocher de son idole ; le vieux morceau de papier défroissé au bout de ses doigts, comme une peau de Ramoloss déshydratée. Elle s’y employa du mieux qu’elle put pour éviter de l’incommoder, mais vu ses pattes, il aurait été impossible pour Azure de le lui prendre sans la toucher.

Pas du tout intentionnel de la part d’Hadrian.

ft. Azure Lodmer Véronèse ‥ ∴ · ∴·

Utamanha ne fût pas offensée de l’erreur, alors qu’Azure s’était baissé (c’était un peu gênant, de voir son idole se mettre si bas, alors qu’elle aurait été parfaitement capable de léviter à sa hauteur !) ; il n’y avait tout qu’Hadrian pour faire croire que son nom était évident pour tous, et la gêne grandissante qui fleurissait dans les yeux couleur-de-cerisier du gamin amusait beaucoup l’ataréen. En revanche, la Lewsor le fût un peu plus lorsqu’il l’appela mignonne. Son visage d’argile n’en laissa rien paraître, mais elle laissa tomber la tête sur son épaule, l’air songeur.

(Ce n’était pas qu’Utamanha se trouvait particulièrement mignonne, ou particulièrement moche. Elle ne ressemblait ni plus ni moins qu’aux autres membres de son espèce, de sa ligne de production. Elle savait qu’elle ne serait jamais comme ces Pokémon canidés ou félidés, bien plus populaires qu’elle ; et que quand son Ata l’appelait belle, il le faisait avec cette même candeur qu’elle le faisait avec lui, sachant pertinemment comment il ressentait ce physique juvénile. Non, ce qui l’attristait, c’était comment son idole le disait : comme un mensonge grossier, le mot arraché de sa bouche, douloureusement, comme on arrache une dent cariée. Il n’était pas censé le dire comme ça.)

Hadrian faisait toujours mine de ne pas regarder, toujours mine d’être absorbé par la seconde vague de Nosferapti pixelisés qui surgissait et explosait en multitudes de cubes blancs ; alors que les choses les plus intéressantes se trouvaient bien non pas sur l’écran de la borne, mais à la périphérie de sa vision. Il ne manqua pas une miette du geste d’Azure, sentant la terreur réverbérer sous sa peau comme si c’était la sienne, lorsque ses doigts effleurèrent ceux d’Utamanha. Lorsque cette dernière reprit le papier froissé, elle le tendit délicatement, tel un parchemin, sans trop savoir quoi en faire ; et au même moment, l’attention de l’ataréen fût momentanément captée par le clac de la gueule à jetons qui s’ouvrit, réclamant de quoi continuer. Fin de partie.

Oh, non, pas encore.

Azure avait tenté d’en profiter pour filer, mais il n’aurait pas ouvert la porte qu’Hadrian le héla. « Hé, attends-moi ! »


Sans doute qu’il aurait été plus raisonnable de le laisser tranquille, mais il avait malheureusement attisé la curiosité du Victini, qui trotta gaiement en directement du gamin vers la sortie, traînant derrière lui sa voix et Utamanha elle-même — cette dernière toujours étrangement fascinée par le gribouillage sur le ticket de caisse. « Tiens, garde tes jetons. » Et sans attendre, il serra ses doigts contre le poignet d’Azure — doucement, mais peut-être pas assez, ayant perdu la fine sensibilité de ses extrémités —, lâchant les pièces dans le creux de sa main.

« Tu n’as pas répondu à ma question. Même si je pense savoir. » Tu n’as pas peur d’elle, j’espère ? « Alors, pourquoi as-tu peur des Pokémon ? Je crois qu’Uta se pose la question, elle aussi. » Son sourire s’élargit, montrant toutes ses dents. « Allez, dis-moi, et je te laisserai tranquille. » Il leva la main à hauteur du visage, l’auriculaire bloqué sous le pouce, l’autre main formant un poing serré sur son cœur, le visage faussement solennel. « Parole de scout ! »

Fallait-il seulement préciser qu’Hadrian n’avait jamais été scout ?

ft. Azure Lodmer Véronèse ‥ ∴ · ∴·

Hadrian n’avait pas manqué la vivacité avec laquelle Azure avait ôté son poignet, laissant sa propre main suspendue dans le vide, les doigts à demi-fermé comme des crochets de hameçons. Ou bien il avait réellement été sensible à la force de sa poigne — et puisqu’il n’avait plus de fine sensibilité à cet endroit, il n’irait pas s’en excuser —, ou bien le gamin venait de se découvrir une fibre rebelle … Il l’écouta sans l’interrompre, sans perdre de son sourire. A peine eut-il frémi, l’espace d’une demie-seconde, lorsqu’il demanda s’il avait compris, le sous-entendu, la suspicion, frappant avec la même acidité qu’à l’accoutumé, sans pouvoir, biologiquement, s’y habituer. Intéressant. Et, pour l’ataréen, cela le rendait bien plus attrayant que la lumière bleue de n’importe quelle borne d’arcade.

Des vrais amis ? « A-ouch. » Le ton plat sur lequel il avait articulé l’onomatopée, un demi-sourire sous l’œil gauche, trahissait bien qu’il n’était pas du tout offensé. « Ça fait mal. Tu aurais pu juste mentir, tu sais ? »

A côté, Utamanha suivait la conversation avec une prudente distance. Pour paraître désintéressée, elle reproduisit à répétition le même mouvement sur l’autographe qu’Azure lui avait donné tantôt, tirant par la pensée sur les coins pour tenter d’aplatir et de préserver le vieux ticket. Elle n’avait toujours pas la moindre idée de ce qu’elle en ferait. (Elle n’était plus tout à fait sûre d’en vouloir. Il y avait un dicton, chez les humains, qui conseillait de ne jamais rencontrer ses idoles …)

« Pourquoi ça m’intéresse ? » Hadrian fit mine de réfléchir, yeux mi-clos et main se frottant le menton comme un geste magique. « Je suppose que c’est de la curiosité malsaine, oui, » admit-il — même si c’était loin d’être la honte qui le tuait. « Mais il se trouve qu’Uta est une amie de très longue date, » ajouta-t-il, dressant un doigt solennel en l’air, prêt à porter son accusation, « si tu en as déjà eu. Elle ne t’a rien fait, et pourtant, tu la détestes. Juste parce qu’elle est un Pokémon. » Oui, il exagérait sans doute les sentiments du gamin, juste pour susciter une réaction. La Lewsor se rapprocha d’ailleurs par-dessus de l’épaule de son Dresseur, l’autographe péniblement défroissé flottant sur son côté.

(Elle restait attentive à une autre présence, bien physique, elle, qui semblait darder en direction d’Azure. Et, par extension, de son Ata.)

« C’est cruel, tu ne trouves pas ? Ne réponds pas à ça, » s’empressa-t-il de rajouter en voyant le feu sur les joues d’Azure, sans laisser le temps à ce dernier d’interjeter. « Je sais que ça te dérange pas, mon pote. » Les deux derniers mots avaient été prononcés avec lenteur, tel un Kraknoix refermant ses mâchoires sur sa proie. Il aurait pu s’amuser de constater que l’adolescent eusse pu vraiment croire qu’il essayait de devenir son meilleur ami. Était-il vraiment si naïf ?

Hadrian changea — en apparence — d’un coup de sujet, reprenant sur un ton chaud et cordial comme si un simple interrupteur avait été désactivé dans ses cordes vocales. « Tu es d’Atara ? »

Peut-être se risquait-il à dévoiler ne pas connaître une information publique sur Azure Lodmer ?

ft. Azure Lodmer Véronèse ‥ ∴ · ∴·

Azure se débattait sauvagement. S’il pensait que ça allait décourager Hadrian, il allait être déçu. Après tout … Si on pique un Ponchiot avec un bâton, on devait s’attendre à ce qu’il morde pour se défendre, non ? C’était ce qu’on attendait de lui.

« Mais tu en as bien peur alors. » S’il avait été physiquement possible que le sourire de l’ataréen ne s’élargisse, il aurait sans doute traversé ses oreilles, tel une lame bien aiguisée ; comme s’il venait de remporter la partie. Le gamin, au milieu de sa diarrhée verbale, venait de l’avouer sans détour. Pour quelqu’un qui prétendait — et dont, il l’apprendrait d’Utamanha plus tard, toute la carrière l’acteur était basée sur un mensonge durable — ne pas aimer mentir ! Et même si la Lewsor, n’intervint pas, elle-même sentit sa pression psychique sur l’autographe flottant se plier, avec une incertitude étrangère.

En revanche, Hadrian commit une erreur.

Celle de ne pas savoir de quel district Azure était originaire. La surprise du gamin ne le frappa que graduellement — une ou deux secondes, tout au plus, mais ce qui, à l’horloge-Hadrian, équivalait à des plombes —, le sourire disparaissant de sa figure comme du papier froissé. « Le monde ne tourne pas autour d’Azure Lodmer, » se contenta-t-il de rétorquer,  mettant un point d’honneur à articuler à nouveau son nom complet, pour redonner cette illusion qu’il le connaissait ; essayant de feindre l’ennui, mais peut-être que la gravité glacée dans sa voix, si éloignée de sa fausse insouciance habituelle, telle qu’on aurait pu croire qu’elle venait en vérité de la bouche d’un autre homme, trahissait la méfiance qu’il ressentait … Il essayait aussi de dissuader Utamanha de s’en mêler, même si, d’apparence, la Lewsor n’avait fait que se rapprocher davantage, tous ses doigts allumés faiblement en signe de sa concentration.

(Elle avait envie d’aider, car elle, elle savait parfaitement qui était Azure Lodmer. Ça aurait été plus simple si Ata arrêtait d'être têtu et la laissait à nouveau emprunter son corps et son esprit, juste pour y planter cette petite information de rien du tout … Mais il ne voulait pas, cette fois, et elle le respecta.)

Il n’y avait vraiment que peu de chances qu’une seule phrase ne permette à Azure de deviner ce dont il souffrait — les amnésiques antérogrades, ça ne court pas les rues, et lui-même n’avait pas vraiment imaginé que ça puisse exister avant l’accident —, mais Hadrian ne se permettrait pas de perdre le contrôle si facilement, surtout pas à cause d’une si petite erreur devant une si petite chose. Ouais, il parlait d’Azure.

Cela avait au moins, bien qu’indirectement, répondu à sa question. « Donc c’est un oui. » Le gamin était bien un ataréen. N’attendant pas que ce dernier réfute, Hadrian prit à nouveau son menton sur la main, réellement pensif cette fois.

« Ce n’est pas entièrement de ta faute. » Notez qu’il avait insisté sur le entièrement, car là où il était né n’était pas une excuse suffisante pour renier ce qui était, de l’avis d’Hadrian, de l’ordre naturel des choses. Il ne dit pas ça à voix haute, mais si Atara s’était si facilement laissé soumettre à Trismegis, la rouille venue de l’intérieur même du district, c’était bien que ses habitants avaient déjà une sorte de … Prédisposition.

« Mais ne t’en fais pas. » Switch ! L’ataréen d’adoption avait retrouvé son humeur guillerette — entièrement factice, bien sûr. Il s’était même rapproché d’un pas, le visage si près de celui d’Azure, et jouant de l’idée que s’il avait voulu toucher le gamin, il aurait pu le refaire. Super facilement. Son opinion lui semblait une évidence, et le sous-entendu assez clair … Tant pis si Azure ne le comprenait pas. « Quand ce sera réglé, on pourra en reparler. »

Il parlait du sort d’Azusa Harushige, bien sûr.

ft. Azure Lodmer Véronèse ‥ ∴ · ∴·

Il avait beau se défendre, cela ne phasa Hadrian en rien. Et s’il s’imaginait que se détourner lui permettait de dissimuler les expressions de son visage, sa voix les trahissait, d’une manière telle que l’ataréen ne se sentit même pas obligé de répliquer ; son propre sourire infatigable. Si avoir peur des Pokémon n’était réellement qu’un état de fait, commun aux habitants d’Ahovu, comme il le prétendait, alors pourquoi l’idée le perturbait tellement ? Le gamin devait se rendre compte, même inconsciemment, que ce n’était pas normal.

Peut-être que, comme nombre de ses élèves, il n’était qu’un gamin pourri-gâté, à qui on avait pardonné tous les caprices, et incapable de comprendre que cette peur n’avait rien de naturel.

Mais avant qu’il ne puisse ajouter quoi que ce soit, Azure s’était retourné une dernière fois, le ton plus grave et mesuré. Sa requête de ne pas entrer en contact était puérile — sérieusement, pas de contact verbal ? Et puis quoi encore, pensait-il même l’empêcher de respirer dans sa direction ? — et cependant il écouta … Du moins, pour un instant, mais le gamin ne le connaissait peut-être pas assez pour savoir à quel point ce seul instant était une rareté. C’était un acteur plutôt doué, ça, on ne pouvait pas lui enlever, et l’ataréen y aurait peut-être cru, s’il n’avait pas passé les dernières minutes à se débattre misérablement avec ses propres mots, comme un Magicarpe sorti de sa mare ; mais simplement, Hadrian s’en foutait. En revanche, Utamanha l’arrêta. Elle pointa un doigt lumineux en direction de l’artère où son idole se dirigeait, et bien qu’il ne distinguait pas précisément la silhouette qui s’y tenait, il comprit.


Hadrian fit une petite moue, plus ennuyé que réellement agacé que le jeu en soit venu à terme. « Il va chercher du renfort, on dirait. » Il semblait parler à Utamanha, mais les mots étaient bien dirigés vers Azure ; ou plutôt, dans le dos d’Azure, chacun affûté comme une lame, avec assez de puissance pour couvrir le bruit de la rue. « Tu crois qu’il va venir nous frapper ? Oh, comme c’est excitant ! » Il avait prononcé le dernier mot d’une voix aiguë, si bien qu’on aurait pu croire qu’il espérait que ça arrive. Et … Bon, peut-être qu’une toute petite partie de lui l’était. Ça aurait laissé une marque. Un bleu, un anneau, un memento. Cependant, il n’en pensait pas le gamin réellement capable, même avec un intermédiaire.

« Notre première dispute ! » Oui, Hadrian se foutait ouvertement de sa gueule … Quoique, le gamin avait lui-même avoué qu’il n’avait jamais eu d’amis, donc cette boutade sarcastique avait peut-être un fond de vérité, dans son cas. C’était un peu pathétique, en fait.

Malgré l’absurdité rhétorique de la conversation, la Lewsor fit briller au bout d’un de ses doigts une lueur rouge. (Elle n’en croyait pas son idole capable un instant … Mais elle n’avait pas non plus pensé que cette idole eut pu être si différente des films. Qu’il n’était qu’un souvenir idéalisé d’une époque de l’humanité qu’elle n’avait jamais connue. Le conflit était tout nouveau pour elle, et elle décréta sur l’instant qu’elle n’aimait pas ce sentiment. Du tout.)

« Bon, » l’ataréen ne poussa pas plus loin, étirant nonchalamment les bras au-dessus de la tête,  se détournant cette fois-ci complètement du gamin. « On se voit plus tard, alors ! » Même si c’était amusant, il n’avait pas vraiment envie de se frotter au gardien d’Azure.

Utamanha s’attarda un peu plus longtemps, ses yeux passant de son Dresseur à l’autographe toujours suspendu dans les airs par sa poussée psychique … Avant de pousser un petit bruit pour attirer l’attention d’Azure, alors qu’elle se rapprocha en flottant. Un petit sifflement, rien de plus, elle n’avait guère l’habitude d’utiliser de son cri ; mais ça restait moins invasif que de se planter dans l’esprit de son idole. Elle ne s’approcha pas trop. Juste assez pour lui tendre le morceau de papier griffonné avec une pirouette.

(La Lewsor avait décidé qu’elle ne voulait pas le garder … Pour l’instant. Elle le lui plaça précautionneusement entre les mains, comme un prêt, pour le récuper plus tard. En de meilleures circonstances. Car elle avait beau être plus raisonnable que son Dresseur, elle n’en était pas moins convaincue que les choses sur Ahovu allaient changer. Et que le prince du Murmure des Ponyta pouvait bien exister à nouveau sur l’île.)

« Uta ! »

Utamanha ne s’attarda pas, se hâtant de rattraper son Dresseur, qui faisait mine d’essayer de décoller ce satané chewing-gum sous la pointe de sa semelle ; comme si ce dernier s’était totalement désintéressé d’Azure, tel un jouet déjà passé de mode le lendemain de Noël. Il n’en était rien : il allait garder un œil sur la carrière de ce Lodmer …

ft. Azure Lodmer Véronèse ‥ ∴ · ∴·