▉Lapis-Cité était suffocante.

La ville souterraine avait pourtant été construite pour contrer la chaleur, l’été éternel du district ; et c’était bien à cause de cela que chaque mètre carré du Quartier des Ombres semblait occupé par un immeuble, par la foule compacte jetée loin des beaux quartiers industriels. Et Vici, loin de son petit village natal de quelque centaine d’âmes, s’étouffait. Il lui faudrait sans doute un peu de temps pour s’y habituer, mais il n’avait guère cette patience.

Le premier refuge qu’il avait trouvé, c’était la clope. Certainement pas l’investissement le plus judicieux pour y mettre ses économies, et il le savait parfaitement. Il avait arrêté — plutôt oublié — après l’incendie, mais même des mois après, l’envie était remontée à la surface, rassurante, pernicieuse ; à peine arrivé dans le Quartier des Ombres qu’il alla trouver de quoi la satisfaire. Ses mains n’eurent aucun mal à se remémorer le geste, l’allumette, la paume contre la bouche, la fumée sèche qui s’étiolait entre ses doigts. Le tabac était pas cher et, à la première bouffée, gardait ce goût caractéristique et familier de mélange d’herbes et d’arnaque. Exactement comme à la maison.

Le second refuge, c’était tout simplement hors de Lapis-Cité. Il était parti ce matin-là en quête de deux choses : le Groupe Victini, et un boulot. Il n’avait rien trouvé pour la première ; après tout, il n’avait pas réfléchi à comment il allait s’y prendre, sans les souvenirs de son aîné, et peu de gens dans le Quartier des Ombres seraient enclins à avouer partager les idéaux du culte, en tout cas pas ouvertement. Il n’était pas difficile de discerner un secret de Polichinelle duquel il ne faisait pas — encore — partie. Soit. Plutôt qu’il n’erre dans les rues de Lapis-Cité jusqu’à la détester, il s’était rabattu sur la deuxième. Bonne pioche. Il avait entendu que quelqu’un — une connaissance d’une connaissance, voyez le genre — cherchait un guide pour parcourir la Savane Béryl.

La plaine de la basse-montagne, il la connaissait bien, alors il s’était porté volontaire. Il n’avait pas demandé qui avait besoin d’un guide, ni pourquoi. Il devinait bien, il n’était pas complètement idiot : les personnes qui devaient sortir des villes, normalement, on leur offrait une escorte ; il soupçonnait l’Organisation Trismegis d’être d’autant plus zélée avec les habitants de Lapis-Cité, que les relations entre ce district et elle, le symbole de Bedwyr, n’étaient pas au beau fixe.

Voilà comment Vici s’était retrouvé à l’une des sorties du Quartier des Ombres, à six heures du matin, attendant son client — ou sa cliente ? Pourquoi s’imaginait-il un homme, si ce n’était son propre passé — pour l’emmener au cœur de la Savane, tirant entre ses doigts sur ce qu’il restait d’un moignon d’une cigarette. Si son intuition était exacte, il ne l’avouerait pas ouvertement, mais peut-être qu’il pourrait apprendre de lui certaines choses …

D’ailleurs, un peu plus loin, son Furaiglon sautillait, davantage que volait, au-dessus des herbes hautes. Bien qu’il n’y soit pas né, dans son œuf, il n’avait fait que rêver de ces anciennes plaines abondantes, une ère de laquelle subsistaient l’écho des cris guerriers de ses ancêtres ; et à ce moment précis, il en aurait presque oublié l’affection absente de son Dresseur. Non, le petit poulet n’avait qu’une seule hâte : partir faire la bagarre !
 

▉Vici vit son ombre dans ce soleil précoce juste avant de la voir, elle ; il profita de ces dernières secondes pour avaler une rassurante halenée de fumée grise et étouffer les dernières cendres entre ses doigts. Avant de se rencontrer vers celle qui s’avérait être une cliente. Quoique, l’ambiguïté restait possible … Et il ne pensait pas cela uniquement parce que Bella Harfang — puisque c’était donc son patronyme, bien mal trouvé par ailleurs, il ne comprenait pas, encore, comment on pouvait trouver quoi que ce soit de beau dans le nom d’un rapace — était loin du cliché de la belle demoiselle. Certes, il se pensait dépossédé de ce genre de … Curiosité, mais il avait quand même deux yeux pour voir.

Donc non, ce n’était pas que son physique, les entailles fines et les cloques brunes qui auraient pu être les siennes. Ce n’était pas non plus cette voix puissante et autoritaire qui aurait pu, ironiquement, sortir de la bouche d’un des soldats de Bedwyr ; ni le craquement sourd de ses phalanges, une menace si familière pour le kalaharien qu’il ne savait plus la craindre.

En fait, il avait senti ses muscles se tendre, dans chacun de ses membres, du moment où il avait posé les yeux sur Bella. Sans l’avoir jamais connu — il ne l’avait jamais rencontré de sa vie, bien sûr, et il y avait de fortes chances qu’après cette mission, il ne la revoit jamais non plus —, il la reconnaissait, parce qu’il était un peu pareil. C’était une fille à problèmes.

Il ne dit rien de tout cela à haute voix, bien sûr. Même si le Quartier des Ombres semblait déjà vouloir s’emparer de Vici, même si lui céder aurait été sans doute le plus facile, il n’était pas descendu à Lapis-Cité depuis ses montagnes natales pour se recréer les embrouilles des clans. Et puis, dans le monde de Trismegis, dépendant de quel genre de problèmes elle avait …

Un silence flottant aurait pu, seul, trahir ses pensées. Il écouta Bella parler sans broncher — et il ne semblait pas que ce nom qu’il eusse prit ne se fasse à sa taille, même dans la bouche d’une autre — ; l'unique chose qu’il ne pût dissimule fût une grimace de dédain, lorsqu’elle évoqua le paiement du guide. Vici avait certains vices, mais il n’était pas un voleur. Il était trop fier pour s’abaisser à ça. Il chassa l’idée d’un mouvement de main. « Pas la peine. »

Pendant ce temps, le Furaiglon s’était rapproché de son pas sautille-volé, observant le Baggiguane sur son perchoir humain. Il ne semblait pas avoir remarqué l’animosité de l’autre Pokémon … Ou il s’en moquait, c’était tout aussi probable. Car ses pensées étaient autrement plus pragmatiques que celles de son Dresseur : dans les souvenirs de ses ancêtres, il y avait les lézards tentant de fuir dans les rochers, et les ombres des Gueriaigle, immenses, inéluctables. Oui, c’était un adversaire ! Il bondit, prêt pour la bagarre …!

… Ses petites ailes étaient heureusement encore trop courtes pour représenter la moindre menace ; le Furaiglon put à peine atteindre la taille de l’humaine, avant de se laisser retomber, frustré, dans un nuage de poussière. Mais ce fût suffisant pour que son Dresseur esquisse un léger mouvement de recul, les doigts crispés sur la Poké Ball pendue à sa ceinture. « Hep. »

L’oiseau lui jeta un regard indécis, le bec enfoui dans son plumage juvénile comme un bébé dans un vêtement trop grand, les yeux dardant entre lui et le Baggiguane dans son dos. Certes, son Dresseur n’arrivait pas vraiment à maîtriser la Poké Ball, pour que la menace soit vraiment efficace, il lui aurait été si facile de s’en échapper ; mais il savait aussi qu’il devait faire preuve d’un peu de bonne volonté. Le Furaiglon décida donc finalement de retourner sautiller plus loin, non sans jeter un petit wa-iou provocant à l’adresse du Pokémon lézard — t’as de la chance que mon copain soit là ! Aurait-il sûrement dit.

Là-dessus, Vici se détourna, étendant un bras devant lui, les doigts en paravent, mesurant à l’œil la hauteur du soleil matinal devant eux. Ce n’était pas un repère anodin, si Bella voulait vraiment sortir des routes balisées de l’armée de Trismegis …

« On devrait y aller avant que le soleil soit trop haut, » indiqua-t-il d’une voix sévère, qui n’attendait aucune contestation. En route pour la Savane Béryl !