Les yeux fixant le miroir, j'admire chaque pores de ma peau. Si lisse, si lumineuse, si douce. Un sourire satisfait et des yeux qui pétillent, je me lance des roses en pomponnant ce magnifique visage. Il faut que je me prépare pour mon spectacle car ce soir, c'est le grand show ! Tous les yeux seront virés sur moi, je dois être absolument parfaite. Pour ce faire, je fouille dans mes tiroirs pour trouver tout mon attirail beauté : du maquillage et des produits cosmétiques. Soudain, une douleur me saisit au visage, comme des picotements et une sensation d'écoulement désagréable. Pourtant, en relevant mon regard dans le miroir, rien ne transparaît. Je suis toujours aussi parfaite alors qu'importe, c'est sûrement mon imagination. Je saisis mon bandeau Rondoudou pour dégager ma frange du front. Je nettoie ma face rigoureusement, vérifiant que chaque impuretés s'extirpent de mes pores.

Or, ce n'est pas l'excédent de sébum que je retire.
C'est de la peau.

Un hurlement effroyable s'échappe de ma bouche. Mon épiderme brûle, fond, se détache de mon corps pour laisser ma peau à vif. Mon reflet est un véritable cauchemar. Mon cœur bat à tout rompre et mes nocicepteurs s'affolent de toute part, provoquant une souffrance indescriptible. Mais la pire des douleurs est de contempler mon joli minois se décomposer tel un cadavre brûlant en plein soleil. Il n'y a pas d'odeur mais je peux la deviner : un parfum méphitique à en vomir.

C'est répugnant.
Je suis répugnante.

Prise de panique, je continue de frotter mes joues avec une éponge douce qui a le même effet que du papier de verre. J'applique désespéramment de la pommade, tentant de recoller la chair en vain. Au moment où j'ouvre ma bouche pour crier, une dent se détache de mes gencives pour rouler dans le lavabo. Me penchant pour regarder avec horreur ce qui vient de chuter, je sens mes dents tomber comme une pluie torrentielle d'été. J'ai beau mettre ma main sur ma bouche pour empêcher la tragédie de s'opérer or rien y fait. Elles se décrochent sans que je ne puisse rien y faire. Yeux écarquillés, j'ose à peine relever le regard vers le miroir pour admirer ce désastre.

Ce n'est plus Sophia la jolie star qui transparaît dans la glace,
Mais une bête azimutée.


C'est en sursaut que je me réveille. Chanel qui se repose dans son panier rose et duveteux à côté de moi manque de faire une syncope. Elle me fusille du regard tandis que mes pupilles scrutent l'arbre qui m'abrite.

La brise d'été
Vient chasser sous l'arbre vert
L'angoisse onirique

Ça y est, je m'en souviens. Je me suis assoupie dans le parc naturel d'Atara. Mon myocarde s'affole encore, ne se remettant pas de ce cauchemar atroce. Ma migraine digne d'une gueule de bois m'empêche de me lever. Mon front est humide, tout comme mes yeux dont le mascara a coulé. Je reprends mon souffle, tâte mon visage et mes dents avant de saisir mon téléphone pour m'examiner dans le reflet de l'écran. Ce n'était qu'un rêve. Ma face est intacte, toujours aussi resplendissante grâce à ma cure de vitamine C. À peine remise de mes émotions, je choppe ma bouteille d'eau fraîche pour prendre de bonnes goulées. Une fois rafraîchit, je rassure mon pokémon tirant une moue boudeuse.

— Pardon ma choupinette, je ne voulais pas te réveiller.

Togepi boude toujours. Malgré les papouilles sur sa caboche, elle me tourne le dos. Qu'importe. Je sors une cigarette du paquet avant de la griller avec mon briquet stylisé. Mes genoux se collent à ma poitrine et mon regard morne scrute le paysage. Une fois sur deux, mes rêves se transforment en cauchemar. Ces derniers sont particulièrement infâmes et morbides, contaminant mon être d'une énergie négative. C'est pas bon ça. Il faut que je fasse un live, que je rentabilise ce moment de détente même si c'est mon week-end de congé. Mais pour l'heure, je n'ai pas la tête à cela. J'attends de décompresser un peu avant de jouer la comédie devant mon écran.

Le parc est paisible malgré les cris de certains chiards qui percent mes tympans. Les conversations animées des promeneurs résonnent tout autour, créant un murmure de fond agréable. Les pokémons domestiqués comme Chanel émettent des respirations régulières en roupillant sereinement, sauf les canidés surexcités qui aboient joyeusement en jouant avec leur maître. Les sauvages se cachent dans les fourrés, bruissant à peine les feuilles. Excepté l'être agaçant qui vient enquiquiner mon adorable créature.

Je pianote sur mon téléphone portable pour identifier la bestiole emmerdeuse. L'application Pokédex est idéale pour savoir à quoi nous sommes confrontés. Il s'agit d'un Chenipan, un pokémon de type insecte. Ce dernier s'amuse à enrouler Togepi dans un fil de soie, produisant un son collant et visqueux. Mon pauvre bébé se débat en couinant désespérément sans réussir à se débarrasser des sécrétions. Je dois l'aider !

— Eh, dégage la mocheté !

Clope au bec, je bondis d'un coup, saisis ma petite Chanel et shoote dans le Chenipan. Après avoir dégagé les fils gluants qui entravent mon pokémon, celui-ci contre-attaque en soufflant un vent frais emportant la bestiole harceleuse vers d'autres cieux. Je félicite chaleureusement Chanel avant de la reposer dans son panier douillet. Mes compliments ne semblent pas l'atteindre mais elle n'est pas peu fière de son acte de bravoure – effectué dans les bras de maman.

Plissant ma robe pour ne pas la froisser, je me rassois sur la pelouse pour finir tranquillement ma cibiche. L'herbe fraîche me chatouille les gambettes et la brise rafraîchit ma nuque. Cependant, ce n'est pas suffisant pour me refroidir. Le soleil atteint son zénith et malgré le parasol feuillu qui m'abrite, l'astre tape sur ma caboche. J'expire ma dernière bouffée avant d'écraser ma cigarette dans mon cendrier portatif, puis je choppe mon chapeau de paille pour l'enfiler sur la tête. En me recentrant sur le moment présent, j'ai pu faire abstraction du cauchemar qui me hante. Maintenant, je peux lancer mon live dans la joie et la bonne humeur !

Je me connecte aussitôt sur AhoView pour lancer un stream sur mon réseau social préféré. Juste avant, je replace les mèches blondes collées à mes joues, retire le mascara qui a coulé sous mes cils avec la pulpe de mes doigts et essuie la sueur qui chatouille mon front. Une fois prête, je me positionne bien droite en raclant ma gorge. Moteur et action !

— Coucou mes Sucroquins ! Wow vous êtes déjà 100 sur mon live ! Vous êtes vraiment les meilleurs ! Il fait beau chez vous ?

Je tire discrètement sur mon décolleté pour m'être ma poitrine en valeur, offrant mon plus beau sourire à mon auditoire.

— Moi je suis à Atara, dans un super petit parc. Il fait trooop beau, et super chaud.

Les commentaires défilent à toute vitesse et certains sont lus par l'IA lorsqu'une personne me transmet un don. Pour l'instant, aucun message ne titille mes oreilles alors je dévoile le paysage verdoyant à mon public. Hors caméra, j'en profite pour mâcher un chewing-gum, comme si les spectateurs pouvaient sentir mon haleine. Puis je redirige la caméra face à moi pour répondre à certains messages. La plupart sont bienveillants mais d'autres sont plus incisifs comme celui-ci :


Souvent, les haters aiment me rappeler mon passé tumultueux. J'ignore la plupart des boutades mais  j'aime remettre à leur place ceux qui se croient plus malin comme ce KeKe50cc.

— Ouais, et tu connais la différence entre toi et moi ?

Je marque un temps de pause rythmé par les mastications de mon chewing-gum.

— La différence entre toi et moi, c'est que moi, j'ai la classe.

Je replace ma frange avec panache avant de renchérir.

— En tout cas, tu dois être bien malheureux dans ta vie pour insulter une célébrité avec une blague à la con. Mais ça sera ton seulement moment de gloire mon Kéké parce que maintenant, tu vas retourner dans l'ombre et plus personne ne se souviendra de toi. Allez les modos, faites un peu de ménage sur ce live ! Y'a-t-il d'autres questions plus intéressantes que celles de ce décérébré ?

Complètement absorbée par mon stream, je ne fais pas attention aux grognements adorables de mon Togepi en arrière-plan.

“ C quoi ce truc ?? ”
“ Mais il et énorme !!! ”
“ Chanel va se faire bouffé mdrr ”
“ Retourne toi ! ”

Les messages sont vraiment curieux, les gémissements derrière moi aussi. Je me relève subitement pour faire face au pokémon monstrueux qui bave sur la caboche de Togepi. Une main devant la bouche, j'empêche un cri surpris de trahir ma stupeur auprès de mes vieweurs. En vérité, je m'y connais très peu en pokémon et j'ignore si celui-ci est agressif. Cependant, mes abonnés n'en savent rien de mon manque de connaissance, ils sont persuadés que je suis suffisamment courageuse et intriguée par ces bestioles pour ne pas en avoir peur. Finalement, c'est un rire nerveux qui s'échappe de ma bouche.


— Mais c'est quoi ce gros pépère ! Nan mais il essaie de bouffer mon bébé ou je rêve là ?!

La caméra bascule sur les deux bestioles ce qui me permet de discrètement lire les commentaires et de savoir que ce gros pépère est un Ronflex. Il serait un pokémon de type normal, pas spécialement agressif mais très gourmand. J'inspire profondément, contenant ma frayeur du mieux que je peux malgré les gambettes qui tremblotent. Certains de mes spectateurs me disent de le capturer, d'autres de l'appâter ou de le fuir aussi loin que possible. Je déglutis péniblement avant de venir au secours de mon Togepi, piégé dans les gros bras de l'intrus. Il faut que je réagisse parce que Ronflex semble confondre Chanel avec un œuf dur ! Heureusement, j'ai amené avec moi quelques friandises sucrées. Je pose le téléphone contre mon sac histoire que mes abonnés soient témoins de mon acte de bravoure puis je mets sous le nez du glouton géant un muffin aux baies rouges. Il lâche immédiatement mon pokémon que je rattrape in extremis pour se focaliser sur ma viennoiserie.

— Tu l'veux hein ? Tu l'veux ? Va l'chercher !

Ma voix tremble légèrement. Mon cœur bat la chamade, et je sens la sueur perler à ma nuque. Mes mains tremblent légèrement alors que je tends le muffin vers la bête, priant pour que ce soit suffisant pour détourner son attention. Fort heureusement, c'est le cas. Aussitôt, je balance aussi loin que possible mon appât dans l'espoir qu'il s'éloigne définitivement de nous. Au lieu de courir, le pokémon pionceur roule jusqu'à sa cible jusqu'à disparaître derrière la végétation dense. Pas une minute à perdre : je remballe mes affaires avec mon Togepi sous le bras avant de partir chercher un endroit plus tranquille. Toute chargée, je parviens tout de même à me filmer et à papoter avec les internautes.

— Vous avez vu comment il a roulé ? Trop drôle ! Mais c'est pas un pokémon comme ça que je veux.

Je rejoins une butte un peu plus isolée. Je doute que Ronflex nous retrouve aussitôt et même si c'est le cas, il ne voudra pas grimper jusqu'au sommet. J'évite d'expirer trop bruyamment mais il faut dire que ce n'est pas facile quand on grimpe une côte en bavardant, les bras chargés. Fais chier, j'ai déjà un point de côté. J'en fais abstraction du mieux que possible pour me focaliser sur mes vieweurs.

— Là mon but, c'est de trouver un nouveau compagnon pour mon prochain spectacle ! On va choisir ensemble lequel vous trouvez le plus mignon et le plus fort. Je compte sur vous !

Clin d’œil complice, j'esquisse un sourire Colgate à mes fans. Le bruissement des feuilles du saule pleureur trônant sur la colline m'accueille enfin, un son apaisant qui contraste avec l'agitation de tout à l'heure. Une fois arrivée à destination, j'installe tout mon fatras avant de poser mes fesses sur ma nappe jaune à carreaux. Chanel quant à elle, retourne dans son panier fushia pour une toilette minutieuse. Quel malotru ce Ronflex a lui baver dessus ! C'est probablement à ça qu'elle pense. Je fais de nouveau face à la caméra en expirant un soupir d'aise, même si il s'agit plus d'un soupir de soulagement.

— Mais avant de partir à la recherche de mon nouveau bébé, c'est pause goûter !

J'exhibe en détail mon encas healthy à mes spectateurs histoire de leur mettre l'eau à la bouche. Je fais semblant de m'intéresser à eux en leur demandant ce qu'il mange. Plus je capte leur attention, plus mon live est actif, plus je gagne en visibilité. C'est tout bénef'.

Je pose une nouvelle fois mon téléphone de sorte à ce que mes vieweurs aient un panorama incroyable sur le parc. Dans le champ, Chanel dans son panier et moi en face d'elle la nourrissant de baies délicieuses. Certains internautes s'ennuient, d'autres me demandent de montrer mes fesses et d'autres se focalisent sur la petite bestiole qui tape l'incruste. Cette fois-ci, le pokémon sauvage ne bave pas sur mon bébé mais sur mon super goûter. Mes yeux noisettes le toisent tandis que je balaye la bête d'un revers de main.

— Allez ouste ! T'es pas assez mignon pour intégrer ma petite famille.

Chanel imite mon geste, ajoutant par-dessus un tirage de langue pour le narguer. La petite bestiole n'insiste pas et part vers d'autres horizons. Une fois la mise en scène du goûter fini, j'en profite pour répondre aux questions des internautes. À vrai dire, rien de particulièrement intéressant, je remercie particulièrement les dons généreux de mes fans. Ceci dit, ce n'est pas assez. Je le conçois, mon live manque d'action. J'ai l'impression d'être face à des enfants qui s'ennuient à mourir et qu'il faut les divertir du mieux que possible. Tant pis, il va falloir que j'écourte ma pause et que je m'occupe de ces gosses dans un corps d'adulte. Je remballe toutes mes affaires en décrivant chacune de mes actions.

— Bon les loulous, la pause est finie ! Je vais chasser comme une vraie dresseuse de pokémon, allons chercher ensemble mon deuxième bébé !

Ils sont contents et leur motivation me contamine. Mon sac sur le dos et Chanel dans le porte-bébé sur le ventre, je suis parée à l'aventure. Pour faciliter mes mouvements tout en assurant la qualité vidéo, je chope ma perche à selfie pour y accrocher mon portable. Ainsi, mes chers téléspectateurs peuvent lorgner mon décolleté plongeant tout en observant mon environnement. D'abord hésitante, j'opte pour rejoindre un bosquet. La chaleur devenant harassante, je pars chercher la fraîcheur dans les bois. Avec un peu de chance, je trouverais ma perle rare. Durant ma promenade, l'interrogation d'un internaute lance une conversation pertinente.

— Quel type de pokémon je souhaite ? Eh bien, il faut juste qu'il soit esthétiquement beau et que ses capacités soient intéressantes pour des spectacles.

Difficile de cacher ma méconnaissance des pokémons, j'aurai dû les étudier plus tôt. Mieux vaut tard que jamais, je consacrerai quelques heures à acquérir quelques connaissances à ce sujet.  Heureusement, certains spectateurs me renseignent sur les types de pokémon que je peux trouver dans le coin. J'ignore à quoi ils ressemblent mais sur le papier, ils m'ont tout l'air convaincants. Mais au lieu de me fier aux dires de mes fans, je préfère partir à l'aveugle, laisser mon instinct me guider et découvrir par moi-même ces créatures. Je fais part de mon point de vue aux auditeurs.

— C'est gentil de vouloir me guider. Mais je veux découvrir par moi-même les pokémons !

Il est tout de même important de faire participer les internautes pour leur donner l'illusion d'avoir le choix sur ma vie. C'est pour cela que lorsque je serai hésitante, je réaliserai un sondage afin que chaque personnes qui me regardent m'aident à choisir. C'est dans cette optique que j'explore le boqueteau.

Quelle bonne décision d'avoir rejoint ce bosquet avec une chaleur pareille !Une odeur de chlorophylle remplie mes narines, une légère brise rafraîchit ma nuque et quelques rayons du soleil traversant les feuilles caressent mon front d'une chaleur rassurante. Un vrai régal. Ma fatigue s'estompe et mon regain d'énergie permet de supporter cette mésaventure en compagnie d'inconnus jugeant mes moindres faits et gestes derrière leur écran.

La seule chose que je regrette, c'est d'avoir opté pour des sandales. Les cailloux entravent ma marche, la terre salit mes pieds vernis et les aiguillons des pins me piquent les orteils. Je tente de faire abstraction de ces sensations désagréables pour me concentrer sur la chasse. À ce propos, un ronflement fait trembler la terre au fur et à mesure que je me rapproche du bruit. Index sur mes lèvres, j'avertis mes vieweurs de la situation.

— Chut ! Il faut se faire discret et ne surtout pas m'envoyer de don ! Je crois qu'il y a un gros truc qui dort là-bas, je vais aller voir ...

Mon avertissement semble futile mais il est calculé. Je connais mes loulous, ces petits trolls seront tentés de déclencher les notifications pour me mettre dans la panade. C'est pour cela que je laisse volontairement le son, non seulement pour pimenter mon périple mais également pour inciter mes abonnés à me donner de l'argent. C'est avec prudence et le cœur palpitant que je me rapproche du ronflement assourdissant. Calé dans un renfoncement, un gros nounours semblable à celui qui a tenté de dévorer Chanel roupille paisiblement, la bouche tachetée de jus de baie. Je commente par un murmure la scène.

— Oh, voilà un autre Ronflex ! Il a l'air d'avoir bien mangé, on dirait cette pétasse de Marnie après avoir graille tout le stock de bouffe à la villa.

Marnie a participé à la dernière télé-réalité en date. J'ai vécu un mois avec elle et d'autres célébrités dans une grande maison. Elle n'a pour elle que sa répartie. En somme, c'est une grosse moche aux seins énormes qui a été exécrable avec toutes les nanas de l'émission. Personne n'a pu la sacquer, sauf moi. Marnie a été la seule à me défendre face au harcèlement des autres blondasses du show. Son franc-parler et son assurance sont une source d'inspiration pour moi. Nous sommes finalement devenues proches et nous aimons nous envoyer des piques lors de nos lives. Je lui adresse un baiser, visage face caméra.

— Dédicace à toi ma go, tu me manques tellement que je finis par te confondre avec un Ronflex !

Avant que le son des notifications de don ne réveille la bête, je passe mon chemin pour m'enfoncer dans la forêt miniature. Je n'ai pas envie de me confronter de nouveau à ce monstre.

Un peu plus loin dans le bosquet, un bruissement attire mon attention. Il provient d'un buisson à quelques pas de moi. J'arrête ma marche, quasiment en équilibre sur mon pied droit. La caméra tremble à cause de mon bras fébrile, à se demander si c'est la position ou l'excitation qui me met dans cet état. Sur quoi vais-je tomber cette fois ? L'arbuste étant assez petit, le pokémon doit être moins terrifiant que les Ronflex précédents. C'est peut-être mon nouveau compagnon ?! Avec toute la délicatesse du monde, je me faufile derrière un tronc d'arbre pour observer le fourré mouvant.

Il chope une baie avec son adorable mâchoire, échappant aux branches qui entravent sa manœuvre. Insouciant du danger, il grignote ces mets délicieux sans savoir que quelqu'un le contemple. Dans le chat de mon stream, les internautes me disent qu'il s'agit d'un Vivaldaim. Son pelage vert se mélange parfaitement au décor, ses petits sabots tapotent le sol avec enthousiasme et une jolie fleur jaune orne son front. Il me le faut. C'est lui que je veux ! Son popotin trognon fait face à moi, c'est le moment idéal pour essayer de l'attraper. Suite à cette décision radicale, je jette une pokéball vers son derrière. C'est comme ça que ça marche n'est-ce pas ?

Sous l'excitation, avant même d'obtenir le résultat, je me relève brusquement en m'extasiant :

— Tu es à moi mon coco !!!

La pokéball s'écrase lamentablement sur le sol. Les réflexes hors du commun du Vivaldaim lui ont permis d'esquiver ma tentative de capture, profitant de mon abasourdissement pour prendre la fuite. En une fraction de seconde, il disparaît entre les arbres, laissant derrière lui un silence frustrant. Les internautes se moquent de ma prestation ridicule mais je ne me laisse pas abattre. Je ne renonce pas à l'attraper ! Au moment de me relever, je manque de chuter à cause du poids des affaires qui troublent mon équilibre. Entre mon sac, la perche à selfie à tenir et Chanel qui pèse sur le porte-bébé, difficile d'être vive. Mais qu'importe, ma main disponible s'appuie sur le sol me propulsant en dehors de ma cachette. Mes jambes reprennent leur stabilité et courent à toute vitesse pour rattraper la bestiole. Malheureusement, je perds encore du temps à ramasser la pokéball mais impossible pour moi de l'abandonner alors qu'elle n'a pas servie.

Ma respiration devient chaotique, un point de côté cruel commence à m'étreindre. Mais je ne peux pas m'arrêter, pas maintenant. Je pousse mes jambes à continuer, ignorant la douleur lancinante. Le souffle court, je me concentre uniquement sur le dos du Vivaldaim qui s'éloigne, chaque bond creusant un peu plus la distance entre nous. Je lutte pour ne pas m'arrêter, ne me souciant plus de la qualité vidéo pour mes vieweurs. L'image doit être floue, noire, mais cela n'a plus d'importance. Je suis à peu de chose près d'effleurer le doux poil du cervidé, je ne peux pas me stopper là ! Ma proie se retourne, paniquant de plus belle en constatant la proximité de mes doigts avec son popotin. Il sait que je vais le rattraper, c'est pour cela qu'il pousse sur ses pattes pour créer une plus grande distance avec moi. Futé comme il est, il traverse un chemin semé d’embûches. Je parviens à esquiver de justesse les branches d'arbre et les cailloux obstruant mon chemin mais ces précautions retardent ma course.

Alors que je baisse ma garde pour mettre les bouchées doubles, le sol se dérobe subitement sous mes pieds. Le monde bascule dans un tourbillon désordonné de vert et de marron. Je n'ai même pas le temps de crier. Ma main agrippe l'air, cherchant désespérément quelque chose à quoi me raccrocher, mais rien n'y fait. La seule chose que je peux faire, c'est de me recroqueviller et rouler sur le dos pour protéger mon pokémon. Je dévale une pente raide, chaque impact contre le sol envoyant des éclats de douleur dans ma colonne vertébrale. Les buissons m'attrapent enfin, m'arrêtant net dans une étreinte de branches dures et coupantes. Je gémis, chaque respiration se faisant difficile, et mes paupières se ferment malgré moi. La douleur me submerge et ma tête tourne violemment, se remettant à peine du choc. Je lutte pour garder les yeux ouverts, mais la fatigue et l'épuisement m'entraînent inéluctablement vers l'inconscience. Allez, juste un petit somme ...

Les gifles de Chanel finissent enfin par me réveiller. Ses petits cris sont sans compassion, comme si elle me disputait. Le visage déformé par la colère, je me fais rouspéter par ce petit être au caractère bien trempé. Encore sonnée, je mets du temps à analyser mon état. Ma tête est lourde et de vives douleurs brûlent mes bras et mes jambes. Par chance, aucun membre cassé malgré mon coccyx douloureux, je peux me relever sans crainte. Mes membres sont lacérés mais les blessures sont superficiels. Après avoir examiné les dégât corporels, je vérifie mon matériel. Le porte-bébé est toujours accroché à mes épaules, je me demande comment mon Togepi a pu s'en extirper. C'est en étudiant plus précisément que je réalise qu'une lanière s'est cassée. Tant mieux, Chanel n'a pas été écrasé par mon poids donc tout va bien de son côté, c'est le plus important. Par contre, on ne peut pas en dire autant de ma perche à selfie, brisée en deux. Fais chier. Mon portable a miraculeusement survécu, sortant de cet incident avec de simples éraflures sur l'écran. Heureusement que celui-ci est protégé. Le stream tourne toujours et les internautes semblent plus hilares qu'inquiets. Cet échec cuisant les a bien fait rire et beaucoup sont amusés par la réaction de mon pokémon. Son sale caractère a conquit le cœur de mes vieweurs, c'est déjà ça.

C'est à ce moment-là que je constate la cruauté des gens. Personne ne se soucie vraiment de mon bien-être. Pour eux, ce live est comme un film : je ne souffre pas vraiment, c'est du cinéma. Je ne suis rien d'autre qu'un divertissement, un rayon de soleil dans leur vie misérable. Ça a toujours été comme ça, encore pire lorsque j'étais dans le porno. Tout semble transparent au premier abord, on t'assure que ton confort sera la priorité de la production, que la rémunération vaut le coup et que la reconnaissance derrière le travail fournit sera plus que bénéfique. Combien de tournages immondes ai-je dû subir pour trouver un équilibre dans ma vie professionnelle et personnelle ? Est-ce que ça a vraiment valu le coup de sacrifier ma dignité pour me faire une place dans le show business ? J'ai toujours estimé que c'est en partie grâce à ma carrière dans cet univers que je suis aussi populaire aujourd'hui. Me convaincre de cela a mit un voile sur les violences et les humiliations que j'ai vécu. Sauf que récemment, sortie de nulle part, des souvenirs répugnants me reviennent. Des scènes, des odeurs, des sensations ignobles me reviennent en pleine face. Sans parler de ces enfoirés, que ce soit la populace ou les gens de mon milieu qui me rappellent sans cesse ce passé dont j'ai secrètement honte.


Et je ne mentionne pas les menaces de viol et toutes les demandes déplacées que j'ai pu recevoir. Encore aujourd'hui, je me tape ce genre de remarque, cette réputation me colle à la peau malgré tous mes efforts. Les gens ont été habitué à ce que je sois leur poupée, à ce que je subisse des choses qui les rendent hilares sans que cela ait des répercussions visibles sur moi. Finalement, rien a changé. J'ai beau avoir l'attention d'autrui, elle ne reste que superficielle. Malgré les 1000 internautes qui me regardent, je suis seule face à leur joie malsaine.

Au fond, je vous déteste.
Je vous déteste tous.
Vous me répugnez.
Mais je vous offre mon plus beau sourire,
Pour ne rien laisser transparaître du dégoût que vous me procurez.

Je ne peux pas stopper mon live maintenant malgré les larmes qui noient mes prunelles. Je me ressaisis, en me relevant et en m'époussetant pour être de nouveau présentable. Je racle ma gorge pour retrouver la voie aiguë et enjouée à laquelle ils sont habitués.

— Wah, quel échec cuisant ! Clairement, ce pokémon ne voulait pas de moi haha. Allez, on y retourne ...

Il faut que je chope un pokémon. Ainsi, ils auront ce qu'ils voudront et se désintéresseront spontanément de mon stream. Je pourrais alors simuler un problème de connexion pour retrouver la paix, sans pour autant perdre des abonnés. Tout bénef' …

Chanel dans les bras, c'est difficile de tenir mon portable en même temps. Je suis donc contraint de la rentrer dans la pokéball. Mon Togepi râle mais la technologie ne le lui laisse pas le choix. Cela fait quelques minutes que je marche, sans rien trouver d'intéressant. De temps en temps, quelques petits pokémons cachés dans les arbres ou les fourrés pointent le bout de leur museau pour me reluquer discrètement. Aucun d'entre eux n'a capté mon intérêt.

Je suis obligée de combler le manque d'action en papotant et ça commence à devenir lourd. Je commence à remettre en question toute ma démarche. N'ai-je pas déjà fait le tour ? Ce n'est peut-être pas l'endroit pour capturer des bestioles qui me correspondent. Pourtant, le Vivaldaim m'a instinctivement charmé et peut-être puis-je espérer en croiser un autre ? Mais, le temps est compté. L'attention des spectateurs est tellement limitée que je n'ai pas d'autres choix que de provoquer l'action.

— Bon, beh puisque c'est comme ça, je vais attirer l'attention de Vivaldaim !

Je pose mon sac par terre et l'ouvre en grand. Nous n'avons pas totalement fini notre en-cas, il reste quelques baies et un yaourt aux fruits rouges. La dernière fois que j'ai pique-niqué, la nourriture a attiré de puissants pokémons. Avec un peu de chance, je vais tomber sur un rare. Après tout, personne ne peut résister à l'appel de la faim ! Alors, après avoir installé ma nappe et assise en tailleur, je dispose tout autour de moi différents types de baies : des acides, des épicés ou encore des sucrés. Je coince mon portable à côté de mon havresac pour qu'il soit le plus stable et discret possible. Cette fois-ci, les internautes ont le panorama sur la forêt, les fruits en premier plan. Ils seront au premier loge lorsqu'un pokémon fera son apparition. En attendant, je déguste mon fromage blanc, me délectant de cette courte pause où je ne serai pas obligé de dire des banalités. Certes, des vieweurs risquent de partir mais le spectacle que je vais leur donner juste après les ramèneront illico sur mon stream.